« Nouvel Observateur », 18 octobre 2007
Lutte contre l’immigration clandestine : Au coeur de la machine à expulser Policiers, juges, fonctionnaires. Ils traquent les sans-papiers, tentent de tenir les quotas d’Hortefeux, se démènent avec les procédures. Comment l’administration française vit au jour le jour la politique de Sarkozy ? Enquête sur un système qui chauffe à plein régime mais ne résout rien.
par Sophie des Déserts, Florence Aubenas et Christophe Boltanski
Derrière la vitre valsent les cloches de Notre-Dame. Paris s’éveille, la Seine se réchauffe au soleil d’automne. De son bureau, au dernier étage de la Préfecture de police, le spectacle est grandiose mais le commissaire Gilles Beretti ne voit rien. Il a l’oeil fixé sur son ordinateur. Au téléphone, le cabinet du préfet réclame les derniers résultats. 14 179 interpellations depuis début janvier, 1 776 expulsions, loin du seuil de 3 680 fixé – pour Paris – d’ici à la fin de l’année. Il y a quelques semaines, le nouveau ministre de l’Immigration a tapé du poing sur la table, rappelant l’objectif de 2007 : 25 000 reconduites à la frontière. C’était 15 000 en 2004; 20 000 en 2005…«Personne ne sait au juste d’où sortent ces chiffres», note, philosophe, Gilles Beretti, mais c’est comme ça. Au-dessus de sa tête, le portrait du nouveau président semble lui rappeler tous les jours : 25 000 ! C’est compris ? La France de Sarkozy a promis la fermeté. Multiplication des contrôles d’identité, délivrance à la chaîne d’arrêtés de reconduite à la frontière, placements en rétention, partout, la police et l’administration se démènent. A Paris, au coeur de la fourmilière, c’est lui, Gilles Berett qui mène la bataille. Tout se joue ici, dans son service, à la 12e section des RG, pudiquement rebaptisée «pôle d’éloignement». Le top en matière de lutte contre les sans-papiers. Dans ce grand couloir gris, au 5e étage de la Préfecture de police de Paris, 250 officiers – dont 35 chargés exclusivement du travail clandestin, combattent – 7 jours sur 7 l’immigration irrégulière. Descentes dans les ateliers, contrôles quotidiens dans les quartiers chauds de la capitale, les fonctionnaires de la 12e, qui travaillent main dans la main avec les services de la préfecture, arrêtent, chaque jour, des dizaines d’étrangers en infraction. Le parquet est sous pression, les tribunaux asphyxiés. Le système, complexe, arbitraire, chauffe à plein régime, mais, souvent, ne résout rien. Voyage au centre de la plus grosse machine à expulser de l’administration française.
Ce mardi matin, une équipe de la 12e est en route vers la gare du Nord. La routine : contrôle d’identité sur la voie publique. Une vingtaine de policiers en civil se retrouvent au terminal des bus. Des hommes, quelques femmes, jeans, sac au dos, ils ont l’air d’étudiants, de simples badauds. Le chef de l’opération remet à chacun la photocopie signée du procureur les autorisant à effectuer, en vertu de l’article 78-2 du Code pénale des contrôles d’identité dans le quartier pour une durée de trois heures. «Contrairement à ce que les gens croient, indique le lieutenant. Nous n’avons pas le droit d’interpeller sans autorisation du parquet, sauf dans les gares internationales.» Ambiance tendue, le ciel s’assombrit. Les équipes partent à la pêche rue Saint-Denis. Quelques minutes plus tard. Dramane, escorté par trois officiers, hisse sa grande carcasse dans le camion des RG. Il a les dents du bonheur, une cicatrice sur le front. Il bafouille qu’il est né en 1977, au Mali. Il allait à un cours de français dans un foyer du 10e. Carole, la jeune femme des RG chargée de l’interrogatoire, appelle aussitôt le «pôle de compétence», le bras droit de la 12e à la préfecture. Là-bas, ils sont une quinzaine, devant leur ordinateur, chargés de livrer en quelques minutes le maximum d’informations sur les étrangers interpellés. Pour Dramane, «c’est bon», informe une voix du pôle de compétence. Le Malien est dans les fichiers, il a déjà fait l’objet de deux APRF (arrêt préfectoral de reconduite à la frontière), en 2003 et en 2005. Le jeune homme se laisse fouiller, emmener dans le box à l’arrière du camion. D’autres bientôt le rejoignent, un Algérien de 20 ans, Ali, cueilli en combinaison de peintre à la sortie du bus, un Bangladais avec une valise immense remplie de cassettes porno, un Sri Lankais, un Brésilien, un Congolais, une Chinoise, mutique, et deux copains de Shanghai, un petit et un grand maigre qui répète en boucle «papiers maison». A l’entrée du camion, il y a embouteillage. Un Zaïrois, les lèvres gonflées de rage, hurle : «Je suis souffrant», un Sénégalais tente de glisser qu’on l’attend à la plonge dans un restaurant de Montparnasse. Carole, pendue au téléphone avec le pôle de compétence, ne sait plus où donner de la tête. «Pour l’Haïtien, c’est pas bon, titre de séjour», l’Erythréen non plus : «Demande de réfugié en cours. Au revoir monsieur.» Le Chinois, «compliqué», il a trois enfants, et à Paris, contrairement à d’autres départements, on n’expulse pas les familles : politiquement trop risqué. Par contre, le Sri Lankais, «tout bon. Mister, you’re going with us to the police station». Les PV d’interpellation, préremplis, sont signés à la chaîne. «Allez les gars, commande le chef. On y retourne.» Ils cueillent aussitôt Eddy, un grand brun moulé dans un costume en daim. Il dit qu’il est palestinien. «Ils racontent tous ça», prévient un agent. On lui fait le petit test, un «questions pour un champion», comme on dit à la 12e : «Alors, elle est comment la carte d’identité palestinienne ?»L’homme ne sait pas répondre, le pôle de compétence ne l’a pas identifié mais, une fois en garde à vue, ses empreintes digitales parleront peut- être… Un policier lui demande s’il a sur lui une arme, un couteau ?«Je ne suis pas un criminel», marmonne Eddy. Au loin, depuis une demi-heure, une jeune fille à chignon observe la valse des étrangers autour du camion des RG. «J’en peux plus de voir, chaque jour, sous mes fenêtres, des gens contrôlés au faciès, balance-t-elle.C’est honteux toutes ces rafles…» Les policiers, eux, en ont assez d’entendre ce mot ignoble. Non, ils ne sont pas des «fachos», simplement des fonctionnaires qui font leur boulot. Ils pensent aux petites Chinoises, qu’ils ont vues, enchaînées à des machines à coudre, à Belleville, ils pensent aux milliers d’étrangers qui rêvent aux lumières de la France et se retrouvent à dormir à 10 dans 10 mètres carrés pour 500 euros par mois. «Aucun pays ne peut se permettre d’ouvrir grand ses frontières, souffle l’un d’entre eux. L’Europe est une passoire. Sans un minimum de répression, on est morts.»
Le camion blanc des RG démarre. Sous la pluie, la fille au chignon crie : «J’espère qu’avec ça, au moins, vous allez les faire vos chiffres.» Retour à la 12e section. Bilan de l’opération : une quinzaine de sans-papiers interpellés en deux heures. Dramane, le Malien arrêté gare du Nord, Ali, l’Algérien en tenue de peintre, les deux Chinois et les autres attendent, bras croisés, dans un petit box en verre. Leur garde à vue vient d’être notifiée au procureur de la République. Au bout de vingt-quatre heures, quarante-huit heures maximum, ils seront fixés sur leur sort : libè res ou places en centre de rétention en attendant, peut-être, d’être expulsés vers leur pays de naissance. On les informe qu’ils ont le droit de voir un médecin, un avocat et un interprète. Les policiers disposent d’une centaine de contacts, joignables jour et nuit, traducteurs, étudiants parlant kurde, chinois, soneke, tamoul… L’interrogatoire se fait derrière une vitre, au guichet, comme à la Sécu. Un petit Bangladais poireaute, les yeux dans le vide. L’avocat commis d’office, appelé trois heures plus tôt, n’est toujours pas arrivé. Il y en a bien un, une femme, qui débarque à l’accueil en furie : «J’ai plus de dix dossiers de sans-papiers. A croire qu’il n’y a plus de délinquants dans Paris !» Mais elle n’est pas là pour lui. Heureusement, le traducteur de bengali arrive. L’interrogatoire commence. Le fonctionnaire ouvre son fichier Word : «Allons-y :il habite où ce monsieur ? – Chez des amis, répond l’interprète. – De quoi vit-il ? – Parfois, il vend des fleurs.» Le petit homme explique qu’il est arrivé en France en 2004 avec un faux passeport, il a fait, sans succès, une demande de réfugié à l’Ofpra (Office français de Protection des Réfugiés et Apatrides). Le fonctionnaire demande d’épeler le nom de l’organisme et poursuit : «Voulez-vous retourner au Bangladesh ?» Derrière la vitre, la petite tête dit non : en cas de retour, prétend-il, il risque la mort. Fin de l’interrogatoire. L’interprète, payé 18 euros de l’heure, réclame ses sous. Le lieutenant jette un coup d’oeil au PV. C’est ce qu’on appelle ici «le contrôle qualité» : comme dans toute entreprise moderne, on s’assure que les «process» ont bien été respectés. Car, pour «un rien», une erreur de date, de signature, quelques minutes de trop entre une interpellation et une garde à vue, tout le travail des policiers peut partir en fumée. «L’ILE [Infraction à la législation sur les étrangers] est devenue une procédure quasi criminelle, s’indigne un officier. Les JLD [juges des libertés et de la détention, chargés, au bout de quarante-huit heures, de contrôler la régularité de la mise en rétention] nous cherchent des noises en permanence.» Plus d’un quart des sans-papiers placés en rétention sont libérés pour vice de procédure. La moitié d’entre eux seulement seront expulsés. «La France est championne de l’embrouillamini administratif et juridique», soupire Eric Jacquemin. Le chef du 8e bureau de la Préfecture sait de quoi il parle. C’est lui qui, avec ses agents, sélectionne les candidats au départ. Lui qui, à l’instant même, décide du sort de Dramane, d’Ali et de tous les malchanceux arrêtés aujourd’hui. Partiront-ils avec un simple APRF, seront-ils placés au centre de rétention administrative (CRA) de Vincennes ? Subtile partie de roulette russe. Tout dépend du nombre de places disponibles au CRA, de la situation de l’étranger et, surtout, de sa nationalité. La machine à expulser tourne selon l’humeur des magistrats, mais plus encore selon celle, changeante, des consulats. Sans laissez-passer, aucune reconduite n’est possible. En ce moment, à Paris, l’Algérie, la Chine, l’Egypte coopèrent bien. Mais certains pays comme l’Inde, la Tunisie, le Mali refusent quasi systématiquement de reconnaître leurs ressortissants. Rien ne sert d’ordonner un placement en rétention pour les migrants de ces pays- là. La police se demande même pourquoi continuer à les interpeller. Théoriquement, Dramane le Malien devrait passer entre les mailles du filet. Mais cette fois, le chef du 8e bureau décide sa mise en rétention. «Le Mali, c’est 100% de refus depuis février, dit-il.Mais là, on a une photocopie de passeport, on va tenter le coup.» Même tarif pour Ali, l’Algérien, le Bangladais vendeur de fleurs, les deux copains de Shanghai… Pas le choix, il y a 3 680 expulsions à réaliser d’ici à fin décembre, même en incluant dans ce chiffre les aides au retour, les interdictions de territoire pour les criminels, les départs volontaires – tout de même trois à cinq dossiers par semaine – l’objectif paraît compliqué, d’autant que les Bulgares et les Roumains, qui, l’an dernier, assuraient 30% des reconduites, font désormais partie de l’Europe. Eric Jacquemin, de sa belle plume, signe les mises en détention. Sans états d’âme et sans illusion : «On laboure la mer», dit-il.
Le drapeau français flotte, majestueux, au-dessus du CRA de Vincennes. Dramane, Ali et les nouveaux arrivants sont placés dans le tout nouveau bâtiment. L’autre, incendié l’an dernier par des «retenus», n’a pas encore été rénové. Derrière le grillage, les élèves de l’Ecole nationale de Police, hébergée sur le même site, s’entraînent. «Bienvenue au CRA», lance le commandant Bruno Marey. Le directeur a de grandes moustaches grises et un bon sourire. On l’a chargé d’accueillir la journaliste. La préfecture est soucieuse de montrer combien les sans-papiers sont désormais bien traités. Fini le temps pourtant pas si lointain – deux ans à peine – où Paris les enfermait au dépôt dans des conditions moyenâgeuses. Là-bas, sur l’île de la Cité, il ne reste plus qu’une quarantaine de places pour les femmes. Le CRA de Vincennes, rénové à grands frais, accueille, lui, jusqu’à 280 hommes et 400 po liciers. «Le CRA n’est pas une prison», assure le commandant Marey. Bien sûr, il y a les barbelés de 3 mètres de haut, partout des caméras de surveillance, mais à l’intérieur les «retenus» circulent librement. Ils ont, dès leur arrivée, un règlement intérieur traduit dans toutes les langues, du savon, une brosse à dents, des serviettes propres. Au bureau de l’Anaem (Agence nationale de l’Accueil des Etrangers et des Migrations), ils peuvent trouver une assistance psychologique, des conseils pour préparer leur départ, à celui de la Cimade, la seule association présente dans les CRA, ils peuvent bénéficier d’une aide juridique. Une infirmière les accueille 20 heures sur 24 : «Je distribue beaucoup de calmants, confie-t-elle. Certains sont des habitués, qui ont déjà fait deux, trois centres de rétention mais beaucoup sont perdus.» Elle a scotché sur le mur la radio d’un estomac traversé d’un couteau. Un Algérien n’a rien trouvé d’autre pour éviter l’expulsion. D’autres avalent des fourchettes ou des clous… La visite continue au pas de charge : ici, le réfectoire, avec au menu, ce soir, salade farandole, crêpes au fromage et coupe liégeoise, là, la salle de télé, le coin téléphone. Les haut-parleurs crachent en continu le nom de ceux qui ont de la visite ou doivent partir au tribunal. Au bout du couloir, un homme agenouillé sur un drap prie. Dehors, des dizaines de «retenus» tuent le temps sur l’étroite promenade. Ils discutent, fument, étendent leur linge. Un homme s’approche. La trentaine, un regard vif, des boucles brunes : «Regardez-nous. Nous ne somme plus rien, madame : des animaux, la machine nous casse.» Le Tunisien raconte qu’il est étudiant à la Sorbonne, marié à une Française, qu’il a lu Pascal et Montaigne. «Elle est belle la France…» Autour de lui, soudain, un groupe se forme, une masse d’habits sales et de regards suppliants. Ils disent que «la bouffe est dégueulasse», qu’il n’y a«même pas de poisson pour le ramadan», qu’au petit matin les Chinois ont été libérés, comme ça, sans raison. «Eux, ils peuvent payer de bons avocats», souffle l’un. Un autre : «Il suffit de lâcher de la thune aux consuls.»Allongé près de la table de ping-pong, Dramane, le jeune Malien rencontré gare du Nord, fait un petit signe de la main. En confiance, loin du camion des RG, il explique qu’il est en France depuis 2000, qu’il fait des ménages le soir dans des entreprises et qu’il paie même des impôts.«En sept ans, personne ne m’avait jamais embêté», murmure-t-il.«Tout ça, c’est depuis Sarkozy.» Son ami Ali, le peintre algérien, acquiesce. Lui est entré en France au printemps. Pour 5 000 euros, un passeur l’a conduit jusqu’à Almeria. Vingt-quatre heures de traversée en mer puis trois jours dans les camps espagnols jusqu’à ce qu’on lui dise : «Allez Jile !» Ce matin, les deux copains ont, comme dix autres «retenus», tenté de plaider leur cause devant la juge du tribunal administratif. Ils demandaient l’annulation de leur arrêt de reconduite à la frontière. Tous ont été déboutés. Pour eux, la roulette russe continue. Fatalistes, ils disent : « C’est Dieu qui décide. » Ils attendent que le juge les libère ou prolonge encore la rétention, trente-deux jours maximum, le temps que leur pays, peut-être, se décide à les reconnaître. Le consul du Mali, comme à son habitude, ne devrait pas signer de laissez-passer pour Dramane. Celui d’Algérie, toujours coopérant, devrait, lui, permettre l’expulsion d’Ali. Carlson Wagonlit, l’agence de voyage du ministère, est déjà en train de chercher un billet d’avion pour Alger. Le jeune homme sera prévenu la veille du départ. Les anciens lui ont expliqué qu’il pouvait refuser d’embarquer. Au pis, il risque trois mois de prison, au mieux, il sera libéré. Ce soir, au téléphone, Ali prévient sa mère qu’il risque de rentrer au bled, plus tôt que prévu, et sans cadeaux. Il est désolé, mais il retentera sa chance. Malgré l’humiliation et les contrôles, il n’a pas renoncé à la France.
Quand les flics doutent par Olivier Toscer
La grogne est encore sourde. Mais il suffit de surfer sur les forums internet des syndicats policiers pour s’apercevoir que les quotas d’expulsions mettent les commissariats au bord de la crise de nerfs. Les flics engagés dans la chasse aux sans-papiers s’inquiètent d’abord pour leur image auprès de la population. Le spectre des rafles plane au-dessus des képis. «Je me demande si c’est bien le rôle de la police nationale d’aller au domicile des gens pour conduire une procédure d’éloignement, note Hervé, gardien de la paix en Bretagne. Limage de la police gagnerait si cette action était faite par un service de l’immigration extérieure, comme cela se passe en Grande-Bretagne.» Un de ses collègues renchérit : «Quand je vois des CRS contrôler un Africain et expliquer que, comme il est noir, il y a des chances qu’il soit étranger, je trouve que cela est anormal et donne une mauvaise image de nous.» Le spleen policier ne s’explique pas toujours pour des raisons morales ou éthiques. Il prospère aussi sur l’angoisse d’un quota impossible à atteindre. «Dans mon département de l’ouest de la France, je les trouve où et comment, mes étrangers en situation irrégulière ? s’interroge un officier sur le web. Surtout dans une région comptant à peine 1% d’étrangers en situation régulière !» D’autres mettent en cause la complexité des procédures d’expulsion et leur inefficacité. Un adhérent du syndicat Alliance, réputé proche de la droite, s’indigne : « Je trouve aberrant qu’un ministre vienne me dire qu’il faut 25 000 expulsions, puisque nous n’avons pas les moyens juridiques d’interpeller les étrangers en situation irrégulière ! » Et de se lamenter sur les scrupules d’une législation qui interdit théoriquement les contrôles massifs au faciès.
http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2241/dossier/a356891-quand_les_flics_doutent.html
Chasse à l’homme dans la rade : Les passeurs de Cherbourg
Ils ont fui leur pays, la guerre, la misère. Ils se retrouvent dans le port du Cotentin, en attendant un passeur pour l’Angleterre. Cherbourg, nouveau Sangatte ?
par Christophe Boltanski
L’homme vient de surgir de l’obscurité. Il pénètre lentement dans le port presque désert. A la vue d’une voiture de police, il ne déguerpit pas. Bien au contraire. Il va à sa rencontre et apostrophe ses occupants. Il a aperçu des Asiatiques marcher vers la zone fret. «Pourquoi vous les laissez passer et pas nous ?», demande-t-il à la patrouille. Il a confondu des marins philippins avec ses compagnons d’infortune. Renseignements pris, il retourne sur ses pas. «V’là qu’ils se dénoncent entre eux !», rigole un agent.
A Cherbourg, les clandestins qui par dizaines tentent de gagner l’Angleterre ne se cachent pas. Ils n’évitent même pas le contact avec ceux qui ont pour mission de les traquer. Pour quoi faire ? Sitôt arrêtés dans l’enceinte portuaire, ils sont pour la plupart reconduits en ville et relâchés. Chaque nuit, ils essaient à nouveau d’embarquer sur un des ferries à destination de Poole ou de Portsmouth. Ils escaladent ou percent les grillages, aplatissent les fils barbelés avec des couvertures, ils se glissent dans des semi-remorques, se blottissent dans des caisses, ils courent parmi les rochers et les algues, parfois au péril de leur vie.
Un peu plus tôt dans la soirée, deux réfugiés irakiens se sont dissimulés sous les essieux d’un camion arrêté à la station-service, juste à l’entrée du port. Le véhicule, au lieu de prendre la direction du terminal, est reparti vers le centre. Pris de panique, ses passagers clandestins ont sauté en marche. «A l’heure qu’il est, ils sont à l’hosto», annonce un officier de la PAF, la police de l’air et des frontières. Ils sortiront au petit matin avec des contusions, mais pas de fracture. «Ca a refroidi les autres. Quand il y a eu l’accident, ils étaient une quinzaine à vouloir entrer, déclare le gradé. On leur a dit défaire attention, de se calmer pour ce soir. Autrement, s’il n’y avait pas eu ça…»
Qu’importe. Ils recommenceront. Ils sont déterminés. «On est prêts à rester ici un an, trois ans. Le temps qu’il faudra jusqu’à ce qu’on passe», prévient Nayef. Autour de lui, ses cinq amis opinent. Assis dans l’herbe devant le siège d’une association humanitaire, la Chaudrée, ils attendent de recevoir leur unique repas de la journée. Tous connaissaient les deux victimes. Des Kurdes d’Irak, comme eux. Ils viennent d’un même village, près de Kirkouk, théâtre de massacres quasi quotidiens. Electricien, coiffeur, chauffeur de bus, ouvrier en bâtiment, âgés de 16 à 20 ans, ils ont fui une guerre qui n’était pas la leur. «Si on n’avait pas peur de mourir en Irak, on ne serait pas ici !», s’écrie l’un d’eux qui a perdu son père et sa mère dans une explosion de voiture.
ont erré des mois à travers l’Europe avant d’échouer dans cette sous-préfecture du Cotentin. Pour leur voyage, certains ont payé jusqu’à 16 000 dollars à différents passeurs. Le plus jeune a rejoint la Turquie après une semaine de marche par les montagnes. Ils n’ont qu’un but : le Royaume-Uni, une contrée dont ils ne parlent pas la langue et où ils ne connaissent personne. Un eldorado qui ne cesse de durcir sa politique d’immigration, mais que leurs «guides» continuent d’exalter. «Là-bas, ils accordent le droit de vivre», dit Nayef. Ils savent aussi que «la France ne donne pas de papiers», ou si peu.
Alors, la journée, ils tentent de dormir dans leur camp de fortune, planté sur la montagne du Roule qui domine la rade de Cherbourg, et la nuit venue ils partent à l’abordage. Tout au long de 6 kilomètres de barbelés, ils doivent jouer à cache-cache avec les 65 policiers de la PAF, équipés d’un système de vidéosurveillance flambant neuf, et depuis peu avec une trentaine de CRS, des agents de sécurité privés et des maîtres-chiens qui procèdent à la fouille des camions aux embarcadères. A l’intérieur de la gare maritime, ils sont pourchassés inlassablement. Une fois dehors, ils n’existent pas. Des fantômes. Conformément à la convention de Genève, ils ne peuvent pas être reconduits dans un pays en guerre. Ils ne demandent pas non plus l’asile en France. Ce sont des «ni-ni», ni régularisés ni expulsés. «Ces gens- là ne sont pas autorisés à rester sur notre territoire et n’ont le droit d’aller nulle part. Alors quoi ? On va attendre qu’il leur pousse des ailes ? s’exclame Paul Gaillard, un prêtre-ouvrier qui, avec son association Itinérance, vient en aide aux réfugiés. En fermant le camp de Sangatte [Pas-de-Calais], en 2002, le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy a multiplié ailleurs sur la côte les petits Sangatte. Il n’a rien réglé.»
Le tribunal de Cherbourg croule sous les dossiers de garde à vue. Près de 700 depuis le début de l’année, uniquement pour les étrangers en situation irrégulière. La police interpelle systématiquement «les primo-arrivants» pour les identifier. Parfois, à l’issue de leurs quarante-huit heures de détention, et lorsqu’il plane un doute sur leurs origines, elle les expédie en centre de rétention. Le plus près, celui de Rennes, inauguré début août, est déjà plein a craquer. Il y a un an, des clandestins ont été envoyés au centre de Toulouse, par bus entiers, même par avion. Beaucoup sont revenus un mois plus tard à Cherbourg, la seule porte de secours qu’ils connaissent. Une fois fichés, ils savent qu’ils ne seront plus arrêtés. «Si on les pince, on les évince juste du port. On sait qu’une heure après on les retrouvera», reconnaît-on à la PAF.
Cet été, la tension était au plus haut. Le 12 juillet, un touriste portugais a ouvert le feu et blessé un Afghan. Des batailles rangées ont opposé routiers et clandestins à coups de crics et boulons. «J’ai là quatre courriers de transporteurs qui menacent de quitter Cherbourg, déclare Marie-Thérèse Chauvin, directrice de Brittany Ferries. Car leurs marchandises ont été abîmées et refusées à la livraison. Le mois dernier, des clandestins sont montés dans un camion de poussins. Je ne vous dis pas le carnage !» Outre les déprédations, les retards, les autorités britanniques mettent le camionneur et la compagnie maritime à l’amende. 2 000 livres chacun. Il faut aussi payer l’escorte policière pour le retour du sans-papiers en France. 700 livres.
Le député-maire socialiste, Bernard Cazeneuve, avoue son impuissance. Il vient d’expulser les clandestins d’un terrain municipal qu’ils occupaient, leur quatrième squat en cinq ans. «Je veux montrer que cela ne réglera rien. Demain, ils iront ailleurs.» Une démonstration par l’absurde adressée à un Etat qui «déploie une énergie considérable pour ignorer le problème», mais aussi aux passeurs, toujours prêts à s’engouffrer dans la brèche. «Ne rien faire, dit l’élu, c’est leur envoyer le signal que Cherbourg est une bonne destination.»
Dans ce port transformé en cul-de-sac, l’activité de passeur est en plein essor. Des réfugiés de longue date se muent en petits trafiquants, souvent faute de mieux. Ils monnaient auprès des nouveaux leur expérience. Ils vont les chercher au train, gèrent les flux dans le squat, prélèvent leur dîme en échange d’une place sous une tente. Ils organisent des petits groupes armés de cutters pour découper les bâches et les lancent à l’assaut en différents points du port. Ils connaissent les horaires des escales et des patrouilles. « Ils savent tout, confirme Marie-Thérèse Chauvin. Après l’arrivée des CRS, on a été tranquille deux, trois jours. Puis ils ont compris quand ils tournaient. »
Parfois, leurs clients se rebiffent. En octobre 2005, deux Erythréens et une Somalienne n’hésitent pas à se plaindre à la PAF. Ils avaient versé entre 200 et 500 euros contre la promesse d’un passage en Angleterre. L’opération ayant échoué, ils veulent être remboursés. L’enquête conduit un an plus tard à l’arrestation de trois passeurs, des Kurdes irakiens. Ils vivent en appartement, possèdent une batterie de téléphones portables. Leurs compagnes françaises, devenues depuis leurs épouses, touchent l’argent des mandats envoyés de l’étranger. 15 000 euros, au total. Les trois hommes viennent d’être condamnés à deux ans de prison ferme. Leurs conjointes à six mois avec sursis. Tous font appel. «Ils n’étaient qu’un maillon de la chaîne, insiste l’avocate d’un des prévenus, Me Ingrid Desrues. La tête pensante du groupe est en fuite.»
La frontière avec le monde des passeurs est vite franchie. Parmi les réfugiés, tout le monde connaît Bakhtiar. Il leur distribue des cigarettes, donne les dernières infos. Son téléphone portable ne cesse de sonner. Originaire de Baqouba, au nord de Bagdad, il erre depuis cinq ans en France. Sa famille, bien que kurde, collaborait avec le régime de Saddam. Treize des siens ont été tués. Le crâne rasé, un filet de barbe, il porte un bras artificiel et traîne sa jambe. «J’ai essayé plusieurs fois de passer en Angleterre. Les autres ont réussi, moi, je ne peux pas courir.» Contrairement à ses compatriotes, Bakhtiar redoute la police : «Il suffit que vous aidiez les gens pour être soupçonné.» Il a demandé l’asile politique. En vain.
http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2241/dossier/a356890-les_passeurs_de_cherbourg.html