Le 16 octobre, le président Sarkozy donne dans une allocution les grandes orientations d’une réforme de l’hôpital. Que propose-t-il ? Son texte est foisonnant mais on peut en tirer quelques éléments structurants :
– Financement exclusif de l’hôpital au travers de la tarification à l’acte, c’est-à-dire le calcul de son budget de fonctionnement sur la base d’une décomposition de l’ensemble des prestations médicales en actes, et d’une « rémunération » de ces actes sur la base d’un prix standard.
– Responsabilisation des acteurs par une logique d’objectifs négociés entre les différents niveaux hiérarchiques, renforcée par des rémunérations variables.
– Système de certification qualité pour contrôler les processus internes.
On peut lire dans cette vision une forme quasi idéale, typique d’un contrôle de gestion basé sur le contrat et le profit (ou la lutte contre le déficit !…).
En tant qu’enseignants-chercheurs en contrôle de gestion, nous pensons que les résultats de nombreux travaux de recherche montrent que ces propositions risquent de nuire à la performance des hôpitaux. Or, bien que correspondant à certaines pratiques d’entreprise, ce n’est pas la seule forme de contrôle possible.
Tout d’abord ces propositions sont justifiées par un problème de performance démontré essentiellement par l’existence d’un déficit des hôpitaux. Pourtant, dans le cas des différentes missions de l’hôpital (le service, l’ouverture et l’ancrage sur le territoire…), il n’est pas possible de fonder le diagnostic d’une mauvaise performance sur le seul constat d’un déficit. En effet, à la différence des entreprises, l’activité des hôpitaux ne se déroule pas sur des marchés. Aussi le déficit ne mesure-t-il que l’écart entre ce que l’Etat juge souhaitable de dépenser pour les hôpitaux et ce que ceux-ci dépensent effectivement. Il résulte donc non d’un équilibre économique (comme sur un marché) mais d’un choix politique. Autrement dit, l’existence d’un déficit ne démontre pas une mauvaise performance des hôpitaux, mais que l’Etat juge les dépenses des hôpitaux trop élevées, ce qui est loin d’être équivalent.
La détermination du financement par le biais de la tarification à l’acte pose un problème majeur : il est impossible de déterminer un tarif standard pour de nombreux actes médicaux à l’hôpital. Par exemple, comment déterminer les ressources, donc les coûts, nécessaires pour poser un diagnostic, démarche au coeur de l’activité médicale ? La décomposition en actes, base du taylorisme et des « coûts standards » qui ont structuré toute l’activité industrielle du XXe siècle, est discutée fortement en gestion car il est souvent impossible de décrire a priori l’exhaustivité des activités, notamment pour les plus complexes d’entre elles. Surtout, elle néglige le travail de coordination de chacun de ces actes qui n’apparaît pas dans la facturation et donc dans le financement : nos hôpitaux risquent de ne plus disposer ni de temps ni de ressources pour assurer cette tâche essentielle, la coordination, qui est pourtant au centre des préoccupations actuelles des grandes entreprises.
La responsabilisation par des contrats associant des rémunérations variables est remise en question par de nombreuses recherches. En effet, si l’instauration de primes conduit de façon assez certaine à l’amélioration de la performance sur l’indicateur retenu pour la détermination de la prime, c’est souvent au détriment d’éléments qui n’ont pas été inclus dans son calcul. Ainsi, mettre une prime sur la réduction des durées d’hospitalisation, peut inciter à éviter l’hospitalisation des cas « complexes » ou « polypathologiques ». La logique de contrat suppose en fait qu’on puisse a priori définir la performance souhaitée pour pouvoir ainsi fixer des objectifs. Ce n’est pas toujours le cas, ce qui conduit certaines entreprises à nuancer ces pratiques.
On peut se demander si la nature même de l’activité de soins rentre dans ce cadre prévisible. Qu’en est-il alors des imprévus, si fréquents dans le secteur médical ? Le management par objectifs touche ici ses limites. En outre, il est démontré que les incitations monétaires au travers de primes réduisent la motivation intrinsèque des personnes, c’est-à-dire l’envie de travailler liée à la satisfaction qu’elles tirent de leur travail et qui est si essentielle à la qualité de notre système hospitalier.
La certification, enfin, si elle peut être utile, est souvent insuffisante voire dangereuse. La recherche en gestion montre en effet qu’elle peut n’être qu’une forme de « bachotage » sans conséquences sur les pratiques réelles après le départ des certificateurs. Une autre dérive, plus grave, est de figer les pratiques pour être en conformité avec les normes de certification au détriment de la créativité et de l’adaptation, ce qui dans le cas des hôpitaux irait à l’encontre de l’inéluctable singularité des cas cliniques.
Dans les situations comme l’hôpital où la performance est structurellement multidimensionnelle et où il est difficile de modéliser le processus de transformation entre les ressources (temps, matériel, médicaments) et les résultats (personnes traitées, nouveaux protocoles), de nombreux travaux de recherche en gestion réalisés dans les entreprises montrent que le « contrôle par les résultats » tel qu’il est proposé n’est pas le mode de contrôle pertinent. Il risque en particulier de nuire au dialogue nécessaire pour améliorer la performance. Certains auteurs suggèrent par exemple que le « contrôle par le clan », autrement dit par les pairs, est plus adapté. C’est un type de contrôle qui existe déjà à l’hôpital. Au lieu de chercher à le transformer radicalement, il serait peut-être souhaitable de travailler à l’améliorer.
Ne pas céder aux sirènes du pilotage par les objectifs associé à des rémunérations variables n’est pas renoncer à tout progrès des performances. Il est urgent que les médecins notamment en prennent conscience pour ne pas rester dans une forme de sidération face à un discours « managérial » qu’ils ne savent pas décoder. Il est en effet important pour la performance de l’hôpital, donc pour les patients, de ne pas accepter des orientations portées par des politiques et des gestionnaires qui transposent trop rapidement des méthodes adaptées à d’autres situations mais dont la théorie managériale elle-même montre qu’elles conduiront probablement à une dégradation de la performance dans le contexte spécifique de l’hôpital.
Fabien de Geuser et Olivier Saulpic, enseignants-chercheurs à l’Ecole supérieure de commerce de Paris-Ecole européenne des affaires
Article paru dans l’édition du 27.12.07