Avec ce film, nous sommes dans une histoire singulière, un parcours, la transformation d’une jeune femme aux prises avec des troubles psychiques et relationnels majeurs. Images en douceur, émouvantes, attachantes, qui alternent entre « un avant » et « un après » l’hospitalisation. Document qui pose donc question à la psychiatrie.
Mais document sans complaisance, qui montre la complexité de la vie quotidienne de ces personnes et avec elles, leurs difficultés comportementales, les pulsions agressives, mais aussi le désarroi et l’inquiétude, l’angoisse de l’abandon. Ainsi, nous sommes confrontés à ce qu’il en est, concrètement, de situations qui peuvent devenir insoutenables, renvoyer à une impuissance de l’entourage, qu’il soit familial ou professionnel…
Cependant, les flash-backs, la narration du parcours vécu par Sabine et sa famille, interpellent massivement des pratiques psychiatriques. Comment se fait-il que, depuis quelques d’années, de nombreux services hospitaliers renouent avec des pratiques coercitives d’une autre époque ? J’ai débuté en psychiatrie en 1973. Les pratiques mises en oeuvre ces années-là et jusque dans le début des années 90 avaient le souci d’une approche et d’un accueil humain de la folie. Or depuis quelques années, et les « mesures » prises après le double meurtre de Pau ont accentué la tendance, la multiplication des chambres d’isolement, pudiquement rebaptisées Chambres de Soins Intensifs – C.S.I.-, les programmes de formations aux techniques de contention, sont passées dans les moeurs hospitalières ! La logique sécuritaire qui attaque le lien social envahit aussi les pratiques psychiatriques.
Là est la gravité de la situation : dans l’accueil et le traitement des patients, des barrières sont tombées. Désormais les méthodes coercitives seraient-elles à ranger dans le « ça va de soi », dans « l’arsenal » thérapeutique ? Parfois certains, gênés, invoquent la sempiternelle pénurie, l’absence de moyens. Certes les politiques gouvernementales ont détruit les formations spécialisées en psychiatrie. Les politiques des directions hospitalières deviennent strictement comptables. Les professionnels doivent-ils s’exonérer de toute interrogation pour autant ?
Avant tout, il faut rappeler ceci : des lieux d’accueil satisfaisant et humain de la folie existent dans le service public comme dans certaines cliniques. Des services sont encore attachés aux pratiques soignantes dans la cité. Des initiatives foisonnent articulant thérapeutiques et culture. Le souci d’une éthique des soins anime de nombreux professionnels en psychiatrie.
Mais, ceci posé, n’est-ce pas un devoir politique d’interroger les dérives actuelles de trop nombreuses pratiques et leurs dispositifs sous-jacents ? Sans être exhaustif, tant est grande la complexité de ces dispositifs, je souhaite ici, insister seulement sur deux points :
L’envahissement de l’idéologie médicale en psychiatrie et ce qu’elle induit dans les rapports entre les professionnels mais aussi comment elle modèle les demandes des malades et leurs familles. Certes ce mouvement de médicalisation est patent dans notre vie quotidienne et s’érige en processus normatif et de contrôle de nos conduites les plus banales.
Cette idéologie se traduit par une forme de pouvoir qui va réduire les pratiques pluridisciplinaires à des simulacres de travail d’équipe, une disparition de l’articulation entre les savoirs-faire infirmiers et les savoirs théoriques des psychiatres. Ainsi s’érige en fonctionnement institutionnel, un « je sais, tu exécutes », facteur de découragement, voire de désarroi chez les soignants, qui se « réfugient » souvent dans la plainte de ne pas être entendus et reconnus dans les difficultés rencontrés avec les patients difficiles.
Cette conception vise à une objectivation du malade, qui devient « objet » et non acteur de soin, un « usagé » … Cette objectivation entraîne de fait, une mise à distance, facteur de moindre engagement relationnel, mais aussi l’absence de prise en compte de la dimension transférentielle des relations qui se tissent inévitablement dans une institution.
Enfin, ce mouvement de médicalisation de la psychiatrie induit la demande de diagnostic, comme si un diagnostic, notamment dans les pathologies psychiques complexes suffisait en lui-même à proposer une démarche thérapeutique et un accompagnement au long cours digne et humain ! Ah, LA dépression ! Ah, l’épidémie de « troubles bipolaires » ! Ah, LA schizophrénie ! Ah, l’autisme ! Bien évidemment, corollaire de cette médicalisation, l’industrie pharmaceutique envahit ce marché formidable de psychotropes et d’«information » des patients et des familles sur leurs maladies … et leurs traitements. Parallèlement, la diffusion des « bonnes pratiques professionnelles » résumées par des « protocoles » donne un caractère officiel à ce qui doit être une élaboration clinique au cas par cas.
Le deuxième point concerne l’ambiance dans les établissements hospitaliers. Les contraintes de tous ordres s’imposent tel un rouleau compresseur. Je citerai juste la logique budgétaire comptable qui frise parfois l’absurde, et qui prend le pas sur ce qui est l’essentiel du « plateau technique » en psychiatrie : les personnels. La logique de l’évaluation, et l’envahissement des saisies informatiques qui ne peuvent se faire qu’au détriment du temps passé avec les patients. L’ordre réglementaire qui s’applique sans discernement, guidé par la peur panique des administratifs invoquant les risques de poursuites judiciaires, de mises en cause par la cour des comptes et le sacro-saint principe de précaution. Ainsi, des administratifs basculent dans l’interprétation abusive voire extensive de textes réglementaires et brisent parfois des pratiques de soins vivantes et humaines. À ceci, s’ajoute le poids contraignant de la hiérarchie infirmière qui a choisi l’alliance avec le pouvoir administratif pour affirmer son autonomie vis-à-vis du pouvoir médical. La suspicion des administratifs à l’égard des soignants fait le reste … Avec l’association de ces deux points, s’installe un vécu de « maltraitance » des personnels, qui va induire découragement et ressentiment, et entraîner un retentissement inévitable sur « l’ambiance » au sens du concept proposé par Jean Oury. Dans un tel contexte dégradé, l’attention portée aux malades n’estelle pas altérée? Y a-t-il encore place pour une prise en compte de la vie quotidienne comme outil thérapeutique ? Peut-on stimuler l’implication des patients afin qu’ils deviennent acteurs de leurs soins et plus objets passifs de soins ? La thèse de Philippe Paumellei parue en 1952, c’est à dire AVANT l’avènement des neuroleptiques : « Essais de traitement collectif dans un quartier d’agités » ne serait-elle pas quelque peu dérangeante ? Par certains côtés nous avons avancé dans certains domaines, … mais aussi, malgré ces avancées, la régression est à l’oeuvre du côté de l’humain !
Certes, nous en conviendrons, ce n’est en rien l’apanage de la psychiatrie. Comme le disait Lucien Bonnafé : « une société se juge à la façon dont elle traite ces fous », ou Claude Jeangirard, « soigner les schizophrènes, un devoir d’hospitalité ! »ii. Or l’hospitalité, par les temps qui courent … À tant d’autres Sabine, il faut proposer accueil, attention, humanité, persévérance, afin qu’une rencontre thérapeutique soit possible. Ceci, même en s’appuyant sur des traitements psychotropes. Mais dans un cadre de soins institutionnel, c’est à dire qui favorise l’implication dans la vie quotidienne des patients, et dans lequel soient pris en compte, analysés, les liens relationnels qui se tissent.
Jean Oury a écrit qu’il « fallait parfois des années pour (qu’un schizophrène nous offre) un sourire. Mais ce sourire là, ça vaut le coup ! Car derrière ce sourire, qu’est ce qu’il y a ? Il y a de l’émergence, et c’est infiniment plus important que d’avoir une espèce de type qui vous récite sa table de l’OEdipe ! »iii Paul Machto
i Ph. Paumelle deviendra le fondateur du secteur psychiatrique du XIII arrondissement de Paris
ii Claude Jeangirard – Ed. Érés 2006
iii « Liberté de circulation et espace du dire» in Vie Sociale et Traitement – N° 65 – 2000.