Rétention de sûreté : retour sur la loi polémique – Conférence organisée par le GENEPI le 7 avril 2008 à Grenoble

Intervention de Claire Gekiere, psychiatre des hôpitaux, secrétaire de l’Union Syndicale de la Psychiatrie Je vais d’abord répondre aux trois interrogations, parmi les cinq posées dans l’argumentaire de la soirée, qui m’ont semblé me concerner comme psychiatre. Une réponse brève d’abord, argumentée ensuite, pour y revenir après dans la discussion. 1- les conséquences psychologiques sur les détenus Oui, il y en aura, et pas seulement sur les détenus. Et ce pour au moins deux raisons : – l’effet de l’indétermination de la durée de privation de liberté – l’effet de l’invention de nouvelles catégories, maladies (1) (phénomène à l’œuvre dans toute la société, et plus particulièrement ici « la catégorie de sujet anormal dont les actions sont réputées pathologiques sans relever d’une maladie proprement dite » (2)). C’est ici la catégorie protéiforme des « personnalités pathologiques ». 2- la question des « soins » possibles pour les détenus dangereux et leur application. Oui des soins sont possibles pour des détenus qualifiés de dangereux, mais dans le sens des conditions de possibilité : tout détenu est censé avoir accès à des soins psychiatriques en prison, s’il en a besoin, et s’il y consent.
En prison comme ailleurs, mais peut-être de façon plus visible, se posent les questions de l’accès aux soins, mais aussi de ce que j’appelle l’obligation de consentement. (3) 3- L’évaluation de « l’homme supposé dangereux » : retour sur un concept flou : la dangerosité, et les limites de l’expertise psychiatrique Oui, la dangerosité est un concept flou et subjectif.
Oui, l’évaluation de l’homme supposé dangereux est une mission impossible. Il n’y a pas de prédiction psychiatrique possible d’une dangerosité sociale.
Oui, l’expertise psychiatrique a des limites, même si elle est mise à toutes les sauces depuis quelques années Je vais argumenter ces trois réponses à rebours 3 Evaluation, dangerosité, expertise psychiatrique La dangerosité est un concept flou et subjectif. Je rappelle la distinction classique entre dangerosité psychiatrique et dangerosité criminologique : *La dangerosité psychiatrique, définie dans le champ médical, c’est le risque, à un moment donné, de passage à l’acte envers soi-même ou autrui, lié à des troubles mentaux (la personne extrêmement déprimée qui se suicide, la personne très persécutée qui va agresser autrui pensant se défendre…) (4).Autrement dit, la « manifestation symptomatique liée à l’expression directe de la maladie mentale » (5). La pronostiquer relève d’un examen clinique direct, et ce pronostic n’est valable qu’à court terme seulement. Plus le terme s’allonge, plus le risque est incertain et multifactoriel.
C’est l’exercice auquel se livrent les psychiatres de secteur dans le cadre des Hospitalisations d’office, quand des personnes sont internées en raison de « troubles à l’ordre public et à la sûreté des personnes » liés à des « troubles mentaux »(6)
*La dangerosité criminologique se définit dans le champ pénal : c’est le risque qu’un individu commette une infraction pénale. Son évaluation est liée au souhait de prévenir la récidive. (4) Les deux dangerosités peuvent être liées mais c’est très rare. « Il faut éviter l’amalgame entre risque de rechute d’une pathologie psychiatrique et risque de récidive de l’acte délictueux » (5). Les malades mentaux ne commettent pas plus de crimes que la population générale, au contraire.
Je le répète : il n’y a pas de prédiction psychiatrique possible d’une dangerosité sociale. Un mot sur la question des échelles pour évaluer la dangerosité criminologique. C’est, comme le dit joliment une de mes collègues, « un axe de recherche non stabilisé » (7). Il faut les laisser donc tanguer comme axes de recherche, et surtout ne pas en faire un outil décisionnel. Le risque d’utiliser des échelles est double, et il n’est pas spécifique à ces échelles-ci :
*faire croire à une science objective
*permettre une pratique de masse, c’est-à-dire une utilisation par de nombreux intervenants, pour trier d’encore plus nombreux individus (c’est ce que ne veulent pas prendre en compte les défenseurs qui en font des objets de médiation, à ne confier d’après eux qu’à des professionnels compétents et consciencieux).
Pour élargir encore cette perspective : l’utilisation d’échelles est prise dans le champ plus vaste, lié notamment au développement des TIC (technologies de l’information et de la communication), de la transformation de la notion d’information : au lieu d’être une différence qui fait la différence, une mise en récit qui implique des auteurs, c’est devenu un empilement de données, dont l’accumulation même fait sens. (8) L’expertise psychiatrique
Les expertises psychiatriques « éclairent classiquement le juge sur la responsabilité pénale, la punissabilité et la dangerosité psychiatrique des personnes dans le cadre de la procédure judiciaire. L’expert a vu un élargissement de ses missions à l’évaluation de la dangerosité criminologique et à l’expertise des victimes » (5).
Ces dernières années, les obligations légales d’expertise se sont multipliées. Auparavant « l’expertise pénale faisait sortir du juridique [par l’irresponsabilité pénale], aujourd’hui elle l’accompagne, elle lui fait cortège, elle se généralise à l’ensemble des moments du continuum jugement/sanction/peine » (3).
Dans la loi sur la rétention de sûreté, les psychiatres devront apprécier « une particulière dangerosité caractérisée par le risque particulièrement élevé de commettre à nouveau l’une de ces infractions » (9) en raison de « troubles graves de la personnalité ». Cela nous promet de savants distinguos entre dangerosité et particulière dangerosité, et des développements acrobatiques sur les troubles de la personnalité.
Les psychiatres doivent refuser de participer à ces évaluations. Devant ces évolutions de l’expertise psychiatrique, une « audition publique » (5) sur l’expertise psychiatrique a tenu à rappeler en 2007 ce qui pourrait passer pour des évidences dans un autre contexte : *privilégier l’expertise à visée diagnostique et thérapeutique *ne pas confondre examen psychiatrique en garde à vue et expertise : en garde à vue , le rôle du psychiatre est de repérer une éventuelle pathologie psychiatrique et de dire si elle nécessite des soins, compatibles ou non avec la garde à vue et la détention.
En effet il semble que la demande d’expertise en garde à vue se répande, ce qu’il faut dénoncer. Alors qu’en même temps, les fous rentrent toujours très nombreux en prison, et y rentrent sans expertise. J’entendais récemment Serge Portelli, magistrat, dire que la pratique de la justice en temps réel, les comparutions immédiates, entraînait des peines d’emprisonnement sans tenir compte des différences dans les profils des accusés. (7) 2 beaucoup de fous en prison, passons donc à la question des « soins » possibles pour les détenus dangereux.
« Il y a une surreprésentation et une surpénalisation des malades mentaux en milieu carcéral » (5). Proportionnellement il y a beaucoup plus de gens avec un diagnostic psychiatrique avéré (notamment de psychose) en prison que dans la population générale. D’une part des personnes folles et pauvres vont en prison sans forcément avoir été repérées en amont. D’autre part la responsabilisation des malades mentaux, alors condamnés à des peines plus longues, a augmenté au fil des années.
En quoi consistent les soins psychiatriques possibles ? Le traitement psychiatrique n’a pas pour fin en soi de prévenir une récidive.
« Le travail de psychiatre traitant n’est pas le traitement de la délinquance ; son travail consiste à accomplir avec son patient le long et difficile travail d’élaboration psychique, à lui permettre de repérer son fonctionnement mental, son mode relationnel et ses conséquences (et le cas échéant d’y remédier). C’est ce travail qui contribuera, peut-être et de surcroît, à la prévention de la récidive » (4).
Comment les soins psychiatriques sont-ils possibles ? Jusqu’à présent, pas de soins sans consentement en prison. Les détenus peuvent être soignés en prison notamment dans les SMPR (services médico-psychologiques régionaux, crées en 1985, 26 actuellement), parties prenantes du service public de psychiatrie. Ceux qui refusent les soins où ne peuvent y consentir peuvent être internés en Hospitalisation d’Office à l’hôpital psychiatrique, le temps nécessaire au traitement psychiatrique de problèmes psychiatriques avérés. La loi de 1998 sur les délinquants sexuels avait déjà brouillé cette alternative avec une incitation aux soins en prison dont l’acceptation conditionne les aménagements de peine. Soins avec consentement certes, mais dans un environnement fort contraignant.
Hors détention, il existe aussi de plus en plus de situations où un juge peut prononcer une obligation de soins.
Dans les futurs centres socio-médico-judiciaires est prévue une « prise en charge médicale, sociale et psychologique destinée à permettre la fin de la rétention de sûreté » (9). Il s’agira donc de traiter des personnes dont les troubles n’auront pas entraîné d’irresponsabilité pénale ni conduit à leur internement psychiatrique à l’issue de leur peine, qui auront déjà bénéficié de soins pendant leur détention (voir l’avis du conseil constitutionnel sur ce point), et qui présenteront une « particulière dangerosité » en raison de « troubles graves de la personnalité »…
Comme pour la participation à l’inclusion dans la « particulière dangerosité », je pense que les psychiatres doivent refuser de participer à ce dispositif. 1 Et cela me conduit à revenir, pour finir, à la première interrogation : les conséquences psychologiques sur les détenus… et sur tout le monde. Avec cette loi, le régime de la rétention de sûreté revient à instaurer potentiellement la réclusion criminelle à perpétuité, pour tous les crimes de 15 ans et plus
Et comme l’a très bien écrit Badinter « nous quittons la réalité des faits (le crime commis) pour la plasticité des hypothèses (le crime virtuel qui pourrait être commis par cet homme « dangereux ») » (10). Pour les condamnés à 15 ans et plus, mais aussi pour chacun d’entre nous, existe maintenant une indétermination de la durée possible de la privation de liberté. Cela me renvoie à ce qu’écrit Hannah Arendt dans « les origines du totalitarisme » : « Dans le monde totalitaire la catégorie des suspects embrasse la population toute entière… Du seul fait qu’ils sont capables de penser, les êtres humains sont suspects par définition » (11).
Ne pas savoir à quoi s’attendre, devoir sa liberté à l’arbitraire expertal, pas besoin d’être psychiatre pour imaginer les conséquences psychologiques en détention.
L’effet de l’indétermination donc. (12)
Mais, aussi, et j’en terminerai là, l’effet de l’invention de nouvelles catégories, que l’on peut rattacher d’une part au mouvement plus vaste de l’invention des maladies, de la pathologisation de l’existence (1), et d’autre part à la revitalisation de la notion de « classes dangereuses » (13). C’est notamment la question de la « définition de l’auteur de violences « pathologiques » et la manière dont le partage entre sujet malade, irresponsable de ses actes et sujet normal, s’est trouvé brouillé peu à peu par la catégorie de sujet anormal dont les actions sont réputées pathologiques sans relever d’une maladie proprement dite » (2).
C’est la notion de « troubles du comportement », de « personnalité pathologique », c’est la pédophilie comme maladie, ce sont les « addictions » qui transforment en troubles nombre de conduites humaines (14). Cela entraîne que « certaines catégories de criminels sont dans le langage politique des malades … à éradiquer » (15).
« La politique française actuelle [qui] consiste de plus en plus à se référer à des discours dit experts pour légitimer l’identification de populations cibles assimilées aux « classes dangereuses », produire les outils d’un repérage confinant au fichage et créer des dispositifs inédits de gestion de la déviance, objectifs chiffrés à l’appui » (13). Dans ce triangle émotionnel actuel : victime inconsolable plus auteur responsable jamais assez puni ni soigné plus risque zéro (7), les psychiatres sont convoqués des trois côtés et se doivent de réfuter cette convocation. Notes et éléments de bibliographie : 1- J.BLECH « Les inventeurs de maladie- Manœuvres et manipulations de l’industrie pharmaceutique », Actes Sud, 2005
2- Argument du séminaire « prévention des risques, gouvernement de la dangerosité entre psychiatrie et délinquance », organisé par Olivier Doron au centre Georges Canguilhem (http://centrecanguilhem.net )
3- « manifeste pour une refondation radicale de la psychiatrie – Fragments II » par l’Union Syndicale de la Psychiatrie (uspsy@free.fr et www.uspsy.fr ), mars 2008, p14 et p20
4- C.PAULET, audition publique du 14 juin 2006 par la mission d’information de la commission des lois du Sénat sur les mesures de sûreté concernant les personnes dangereuses
5- « Expertise psychiatrique pénale », Audition publique, 25 et 26 janvier 2007, recommandations de la commission d’audition, publié dans « pour la recherche », n°53, juin 2007 (http://psydoc-fr.broca.inserm.fr )
6- loi du 27 juin 1990 relatives aux droits et à la protection des personnes hospitalisées en raison de troubles mentaux et à leurs conditions d’hospitalisation
7- soirée du 28 mars 2008 « faut-il juger les fous ?», Hôpital Sainte-Anne, Paris
8- C.GEKIERE, O.MORVAN : « Le dossier patient en psychiatrie : pour qui ? pour quoi ? Du dossier patient en psychiatrie au « données du patient partagées » : in changement de paradigme », intervention au CNIM, Hôpital-Expo Paris, 27 mai 2004
9- Loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental
10- R.BADINTER, Le Monde, 27 novembre 2007
11- H.ARENDT « Les origines du totalitarisme. Le système totalitaire », Points Seuil, 1972, p162
12- E.PERREUX « Minority Report », Libération, 7 février 2008
13- P.RHENTER « nécessité de soins et présomption de dangerosité sociale : contribution critique à partir des pratiques d’hospitalisation d’office en France », résumé pour le CEDEP, BARI, 9 au 12 mai 2008 (cedep.paris@wanadoo.fr )
14- C.GEKIERE : «La passion classificatrice en psychiatrie : une maladie contemporaine ? » (www.uspsy.fr )
15- Présentation du séminaire du CEDEP « dangerosité et sécurité des personnes : une question de santé mentale ? », BARI, 9 au 12 mai 2008

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