Article du Monde du 23 juin 2008 : L’hôpital public ne doit pas devenir une « entreprise »

La commission sur l’hôpital public conduite par le sénateur Larcher a fait, dans un rapport remis récemment au président de la République, une description pertinente des difficultés rencontrées par l’hôpital public. Hélas ! la commission n’a pas fait le bon diagnostic : ce dont souffre d’abord l’hôpital, c’est de la remise en cause du service public au profit de l’activité privée à but lucratif. Le rapport Larcher souligne, très justement, les rigidités de la gestion humaine aussi bien que financière des hôpitaux publics, l’empilement des structures débouchant sur un « mille-feuille bureaucratique » à la française, écrasant de tâches administratives les équipes soignantes qui sont pourtant la raison d’être de l’hôpital.

Le remède proposé tient en quelques mesures, qui, quelles que soient les intentions des membres de la commission, nous semblent de nature à aggraver la situation actuelle des hôpitaux : création de communautés hospitalières territoriales (CHT), coquilles vides que chaque département ou région devra remplir, laissant craindre un retrait du service public ; obligation de « quotas d’activité sans dépassements d’honoraires » qui ne garantit pas le droit d’accès à des soins correctement remboursés ; volonté de n’avoir « qu’un seul patron » à l’hôpital, le directeur, embauché possiblement sous statut privé ; paiement des médecins hospitaliers à l’acte et intéressement aux bénéfices. En filigrane, une vision essentiellement comptable de l’hôpital public, dont la principale finalité serait la rentabilité financière.

La publication du rapport Larcher intervient dans un contexte de déficit de la Sécurité sociale. Et nul ne contestera que la rationalisation des soins et de la gestion hospitalière doit être améliorée pour limiter le gaspillage. Mais le fameux « trou de la Sécu » s’explique avant tout par la diminution des revenus de la Sécurité sociale et par l’augmentation des dépenses due au vieillissement de la population et à l’accroissement des maladies chroniques dont la prise en charge est sans cesse plus coûteuse. Au-delà des économies réalisables, reste à savoir si nous sommes prêts à payer plus pour garder un système de santé financé par la solidarité.

La réforme de l’hôpital se développe sous la bannière « hôpital entreprise ». Nous pensons qu’il est urgent de s’inquiéter de cette fausse bonne idée de rentabilité obligée de l’hôpital public. L’idée qu’un hôpital public se doit avant tout d’être rentable nous semble en effet reposer sur deux erreurs : l’une conceptuelle, l’autre éthique. Le système de santé français est fondé avant tout sur un principe de solidarité. Ainsi chaque personne peut être prise en charge dans un hôpital public et y recevoir des soins de qualité sans supporter des coûts (en dehors du forfait hospitalier) qui rendraient cette prise en charge impossible. Faire d’un hôpital une entreprise « rentable » consisterait à ce qu’il coûte plus à la Sécurité sociale qu’il ne dépense.

Par ailleurs, vouloir faire des hôpitaux publics des entreprises « rentables » conduira l’hôpital à privilégier la prise en charge des patients « valorisants financièrement » qui intéressent en priorité les établissements à but lucratif. L’orientation des autres est déjà un problème quotidien. Les exemples ne manquent pas : entre un patient victime d’une fracture simple, et par ailleurs en bonne santé, et un sujet porteur de nombreuses pathologies chroniques (diabète, insuffisance cardiaque ou rénale…) ou un sujet âgé en situation de perte d’autonomie (incontinence, démence, grabatisation…) et atteint d’une affection non curable, le « choix » de la rentabilité sera vite fait.

Ce scénario catastrophe est la principale conséquence de la tarification à l’activité (dite T2A) qui a pour principe de financer l’hôpital en fonction des actes médicaux qui y sont réalisés. En première analyse, il n’y aurait là rien d’anormal si la codification des actes prenait réellement en compte l’activité de l’hôpital public dans son ensemble. Or c’est loin d’être le cas : ni les admissions en urgence (qui coûtent 60 % de plus que les admissions programmées), ni les admissions des patients précaires (qui coûtent 30 % de plus que l’admission des patients non précaires), ni la gravité et la spécificité de la prise en charge des malades chroniques (en particulier l’éducation thérapeutique), ni l’activité de recours qui est celle de nombreux centres référents de grands hôpitaux, ni la formation professionnelle continue, ni la permanence des soins nécessitant d’avoir à tout moment des lits libres, en particulier en pédiatrie et en réanimation, ne sont pris à ce jour en compte par la tarification T2A.

Les missions de service public découpées dans un catalogue à la Prévert ne sont financées qu’à hauteur de 12 % du budget hospitalier. Le prétendu déficit des hôpitaux dépassant 350 millions d’euros a donc été programmé par cette sous-estimation délibérée des coûts.

Suivant cette logique, le retour à l’équilibre des hôpitaux nécessiterait la suppression de 20 000 emplois. Pour faire appliquer cette politique d' »hôpital entreprise » et de rentabilité financière a été mise en place une « nouvelle gouvernance ». Le dernier avatar de cette « nouvelle gouvernance » est clair : l’hôpital a été organisé en pôles, le plus souvent sans réel projet médical, chaque pôle étant responsable de son budget et devant rendre compte de son activité et de ses dépenses à la direction de l’hôpital. Cette gouvernance nouvelle consiste en pratique à faire endosser par les médecins la politique de restriction budgétaire, et ainsi le choix d’une médecine plus « rentable », avec quatre conséquences graves : le « productivisme », la sélection des patients, la réduction de personnel et la fin de la complémentarité entre cliniques privées et hôpital public, au profit de la concurrence.

Pour sauver l’hôpital public, il faut d’abord renoncer à un financement identique entre le secteur public et privé à but non lucratif d’une part, et le secteur à but lucratif d’autre part (la prétendue « convergence publique/privé ») dans la mesure où ni les missions ni la structure de coûts ne sont pour l’essentiel comparables. Il ne faut pas introduire le paiement à l’acte et l’intéressement aux bénéfices, qui créeront des conflits d’intérêts et entraveront le travail d’équipe. Il ne faut pas que se généralisent et s’amplifient les dépassements d’honoraires, qui préparent l’entrée des assurances privées dans le système de santé. Notre système solidaire serait alors remplacé par un système mixte, où chacun s’assurerait en fonction de ses moyens, un système non pas à deux, mais à dix vitesses.


Marie-Germaine Bousser, professeur de neurologie à Lariboisière, Paris ;

Bruno Devergie, praticien hospitalier à Creil ;

Alain Gaudric, professeur d’ophtalmologie à Lariboisière, Paris ;

Bernard Godeau, professeur de médecine interne à Henri-Mondor, Créteil ;

André Grimaldi, professeur de diabétologie à La Pitié- Salpêtrière, Paris ;

Gisèle Horoau, cadre supérieur de santé à La Pitié-Salpêtrière, Paris ;

Thomas Papo, professeur de médecine interne à Bichat, Paris ;

Gilles Pialoux, professeur d’infectiologie à Tenon, Paris,

José Timsit, professeur de diabétologie à Cochin, Paris ;

Jean-Paul Vernant, professeur d’hématologie à La Pitié-Salpêtrière, Paris ;

Dominique Vincenzi, cadre supérieur de santé à Cochin, Paris ;

Pierre Volovitch, économiste de santé.

Site Internet: http://www.appel-sauver-hopital.fr