Article des Echos du 15 juillet 2008 : Ces CHU qui ont abandonné la recherche

Un classement inédit révèle des inégalités criantes entre les 32 centres hospitalo-universitaires français. Faute de moyens, souvent, par manque d’ambition, aussi.

La recherche est une des trois missions des centres hospitalo-universitaires. Ceux qui n’en font pas sont des hôpitaux généraux et ne méritent donc pas le statut de CHU. » Philippe Even ne cache ni sa déception ni son indignation. Le classement que vient de réaliser à la demande du gouvernement cet ancien doyen de la faculté de médecine Paris-5 est inquiétant. Il confirme l’énorme disparité qui touche le milieu hospitalier français, où le pire côtoie le meilleur. Pas de problème dans les grands établissements parisiens comme Necker, Cochin, Saint-Antoine ou la Salpêtrière, où plusieurs équipes font partie du gratin mondial de la recherche médicale. Mention bien pour Lyon, Toulouse, Nantes ou Nice qui hébergent de nombreux spécialistes de réputation internationale. La qualité commence à se dégrader à Angers, Grenoble ou Rennes où l’excellence se fait rare. Et rien ne va plus à Reims, Limoges, Poitiers ou Amiens, où la recherche et l’innovation thérapeutique sont carrément l’exception.

Plus que la valeur intrinsèque des différents établissements, ce sont les écarts considérables qui existent entre les premiers et les derniers qui posent problème. Dans tous les pays développés, des unités d’excellence sortent toujours du lot et les métropoles nationales ou régionales attirent et forment presque toujours les meilleurs. Mais selon l’enquête de l’Institut Necker, l’Hexagone détient le record des inégalités géographiques. En fait, la moyenne nationale est plombée par des CHU « à la dérive » négligeant la recherche médicale plus par défaut d’ambition que par manque de moyens. « En France, le rapport entre les meilleurs et les moins bons est proche de un à cent. Dans aucun autre pays on rencontre de tels écarts », remarque Philippe Even. En Angleterre, les champions locaux sont bien évidemment implantés dans les grandes institutions historiques proches de Londres : Oxford, Cambridge, Imperial College, King’s College. En termes de production de savoir scientifique, ces institutions ne sont que deux à trois fois plus performantes que les facultés moins huppées de Newcastle, Glasgow ou Dundee, qui sont donc loin de démériter. La même cohérence se retrouve en Allemagne et aux Etats-Unis, où les petites facultés de médecine ne sont pas écrasées par les grandes.

A l’heure de la réforme hospitalière et du rapport Larcher, ce bilan met en évidence un problème franco-français que nombre de responsables locaux ou nationaux feignent d’ignorer. « Beaucoup de nos CHU et de nos médecins hospitalo-universitaires trahissent leur triple mission et leur devoir. Leur nombre, leur mission, leurs moyens et surtout leur état d’esprit doivent être entièrement revus », juge Philippe Even. Créés par la loi Debré en 1958, les ensembles hospitalo-universitaires sont tenus d’assurer les soins. Ils doivent également délivrer un enseignement de qualité aux futurs médecins et rester à la pointe de la recherche médicale. Ils vivent sous une double tutelle administrative (l’enseignement supérieur et la santé) qui complique toute tentative de réforme. Le résultat mesuré en termes de santé publique est sans appel. « La faillite de la recherche dans de nombreux CHU est très préoccupante, car la modernité, la qualité, le progrès et la sécurité des soins en dépendent », note l’enquête de l’Institut Necker.

Ce bilan prend en compte la pertinence des recherches scientifiques effectuées et publiées par les chercheurs en poste dans les 32 centres hexagonaux. Cette loupe n’est pas parfaite. Elle est cependant utilisée partout dans le monde pour comparer la créativité et la productivité des scientifiques. Aucun chercheur digne de ce nom ne conteste d’ailleurs l’objectivité de ce juge de paix basé sur la bibliométrie. En France, seuls quelques esprits grincheux continuent de critiquer cet outil universel, au nom de la traditionnelle « exception culturelle ». Partout dans le monde, les chercheurs publics ou privés sont supposés produire du savoir scientifique si possible original et parfois utile à toute la collectivité. Dans le monde médical, ce lien entre fondamental et appliqué est vital au sens propre du terme. De la découverte à l’innovation, il n’y a qu’un pas, et ces progrès sont par définition destinés à améliorer le sort des malades. L’extraordinaire explosion du savoir médical des quinze dernières années, liée au développement de la biologie moléculaire, rend encore plus forte cette filiation entre la recherche et les soins.

L’exercice bibliométrique consiste à comptabiliser et à hiérarchiser tous les travaux des scientifiques, en fonction de leur diffusion et de leur acceptation par la communauté. Il s’agit donc d’un jugement par les pairs, relativement objectif, malgré quelques biais bien connus des spécialistes. En pratique, on analyse les articles acceptés par des revues sélectionnées pour leur sérieux et leur notoriété. Tout en haut de la liste, deux journaux se livrent une concurrence sans pitié pour décrocher les meilleurs auteurs : l’américain « Science » et l’anglais « Nature ». Dans tous les laboratoires du monde, l’arrivée de ces références reste un événement.

Indicateurs de performance

Ces magazines publient tous les ans quelques milliers d’articles sélectionnés dans un océan comprenant une bonne centaine de milliers de propositions. Ce corpus académique trié par des comités de sélection est une sorte de bible du savoir remise à jour toutes les semaines. Derrière ces deux stars de la « publi », une kyrielle de revues moins connues du grand public comme le « Lancet » ou le « New England Journal of Medecine » se disputent les travaux des chercheurs. Elles sont affectées d’un indice qualitatif qui dépend lui-même de la notoriété et de la vigilance du comité de lecture qui accepte ou refuse les textes soumis. De toute évidence, décrocher une publication dans le « Lancet » ou dans « Nature » n’a pas le même impact que dans « La Vie des papillons dans le Bas Rouergue ». Quand l’une de ces publications marque une indéniable percée conceptuelle ou expérimentale, elle devient instantanément une référence mondiale et fait l’objet d’innombrables citations. Les auteurs deviennent aussitôt des célébrités sollicitées par les organisateurs de congrès et les grandes universités.

Trois paramètres essentiels balisent donc la vie des chercheurs : le total des articles publiés, les publications dans des grands journaux et le nombre de citations par les confrères. Un chercheur est donc à la fois un nageur de fond (il produit beaucoup et régulièrement) et un sprinter (il sait accélérer dans les grandes occasions). Autant dire que ces champions vivent une relation exclusive et quasi obsessionnelle avec leur discipline. En France, une dizaine de médecins en poste dans les grands CHU sont des habitués de ces podiums internationaux. Huit d’entre eux sont des Parisiens et deux sont des provinciaux venant de Strasbourg et de Marseille. Un chiffre mesure l’ampleur du problème hexagonal. Près des deux tiers des hospitalo-universitaires hexagonaux ne publient pratiquement rien.

Manque de publications

En clair, alors que la recherche est le moteur des grands centres de la capitale, elle est pratiquement inexistante dans de nombreux établissements de province. « L’argent n’est pas essentiel. C’est l’état d’esprit des médecins et des administrations hospitalières qui est en cause », juge Philippe Even. En fait, la France souffre d’un travers bien connu qui oxyde tous les rouages du système : le mélange des genres, c’est-à-dire, la confusion entre l’excellence et l’aménagement du territoire. Avant les récentes fusions, l’Hexagone comptait 38 CHU contre 26 en Allemagne et 22 au Royaume-Uni et 125 aux Etats-Unis. Les élus sont en grande partie responsables de ce saupoudrage. Toute ville d’importance se doit d’avoir un CHU créant de l’emploi et supposé participer au prestige de la cité. Peu importe, au fond, si le contenu ne correspond pas à ce qui est marqué sur l’étiquette. De surcroît, personne n’est dupe. Les élus, tout comme les électeurs bien informés, connaissent toujours la réalité du terrain. Tel édile qui défend bec et ongles son hôpital ou son CHU pour des raisons électorales se fera discrètement soigner dans un organisme parisien en cas de pépin. Cette dilution des moyens est en grande partie responsable de la situation actuelle. « Les unités n’ont pas été créées en tenant compte de la valeur des candidats. On a fait appel à des quotas régionaux en recalant les meilleurs à Paris et en poussant les moins bons dans les régions. Résultat, hors Paris, Strasbourg, Marseille et Lyon, la masse critique de cerveaux et de moyens n’est atteinte nulle part », précise l’enquête.

Retards thérapeutiques

L’impact de cette faillite collective est gigantesque. Elle se traduit par une incontestable perte de chance pour les malades soignés par des praticiens ignorant les dernières techniques ou les molécules de nouvelle génération.

C’est particulièrement vrai en cancérologie, une discipline qui vit une révolution biologique bouleversant tous les protocoles. Récemment, le directeur général de l’Institut national du cancer (Inca), Dominique Maraninchi, précisait qu’un tiers des centres anticancéreux français ne devraient plus exercer faute d’un niveau suffisant. La semaine dernière, Thomas Tursz, le directeur de l’Institut Gustave-Roussy de Villejuif (IGR), remarquait que moins de 5 % des malades français étaient inclus dans des essais cliniques faisant appel à des traitements innovants. Le médecin Philippe Even partage cet avis et ces craintes : « La prise en charge des maladies graves, rares ou émergentes, et surtout les multipathologies si fréquentes aujourd’hui à cause du vieillissement de la population, ne sont optimales que là où la recherche est étroitement associée aux soins. »

ALAIN PEREZ

90 hôpitaux concernés

Avec les regroupements en cours, le nombre de CHU français passera prochainement de 38 à 32. Au total, ce statut concerne 90 hôpitaux implantés dans 26 villes. Les centres hospitalo- universitaires regroupent 20 % des lits disponibles dans l’Hexagone. Ils représentent 40 % des budgets des 400 plus grands hôpitaux français. Plus de deux médecins hospitalo-universitaires français sur trois ne publient jamais d’articles scientifiques. On compte 22 CHU en Angleterre et 26 en Allemagne.

http://www.lesechos.fr/info/sante/300279830-le-classement-des-chu-en-fonction-de-leur-recherche.htm

http://www.lesechos.fr/medias/2008/0715//300279857.pdf

http://www.lesechos.fr/medias/2008/0715//300279856.pdf

http://www.lesechos.fr/medias/2008/0715//300279852.pdf

http://www.lesechos.fr/medias/2008/0715//300279853.pdf

http://www.lesechos.fr/medias/2008/0715//300279855.pdf