LE MONDE | 20.11.08 | 13h01 • Mis à jour le 20.11.08 | 15h22
Comme en boomerang, l’affaire réveille toutes les plaies de la psychiatrie. Le meurtre d’un jeune homme en pleine rue, mercredi 12 novembre, par un patient schizophrène échappé de l’hôpital psychiatrique de Grenoble, a secoué les équipes soignantes en santé mentale. Comme après l’affaire du double meurtre de Pau, en 2004, commis par un ancien patient de l’hôpital psychiatrique de la ville, médecins et soignants témoignent de la crise profonde de leur discipline. « On ne parle de la psychiatrie que quand il y a des faits divers, s’alarme Séverine Morio, infirmière à l’hôpital parisien Maison-Blanche. Mais c’est toute l’année que nous sommes en difficulté. On organise les ruptures de soin en faisant sortir trop tôt les patients, et ensuite on s’étonne qu’il y ait des passages à l’acte… »
Le drame de Grenoble intervient dans un contexte de crise latente, les appels à la grève se multipliant dans les services de psychiatrie. A l’hôpital de la Conception à Marseille, une équipe a observé un mois d’arrêt de travail, en octobre, pour refuser l’arrivée d’un patient réputé très violent ; le 6 novembre, une centaine de salariés de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu, à Lyon, ont débrayé pour protester contre l’agression d’une infirmière par un patient qui ne voulait pas sortir de l’hôpital ; mardi 18 novembre, des soignants des hôpitaux parisiens de Sainte-Anne, Esquirol et Maison-Blanche observaient également une grève pour « lancer l’alerte sur la dégradation de la psychiatrie en France ».
De fait, malgré l’effort consenti par l’Etat au titre du plan santé mentale 2005-2008 (plus d’1,5 milliard d’euros consacrés surtout aux rénovations d’établissement), les hôpitaux psychiatriques sont soumis à une forte contrainte financière.
En vingt ans, 50 000 lits d’hospitalisation ont été fermés, sans que les structures alternatives de prises en charge (appartements et centres d’accueil thérapeutiques) aient été ouvertes en compensation. Comme les hôpitaux généraux, les hôpitaux psychiatriques doivent répondre aux impératifs de gestion médico-économique, qui imposent de rentabiliser au maximum les lits disponibles : « Résultat, on pratique de plus en plus une psychiatrie de turnover, de portes tournantes », s’insurge Nadia Missaoui, syndicaliste CGT à Maison-Blanche.
Les soignants souffrent de ne plus pouvoir s’occuper suffisamment de leurs patients. « Le mot d’ordre, c’est des hospitalisations de plus en plus courtes, de quelques jours seulement, alors que les traitements mettent trois semaines à agir, explique Mme Morio. Du coup, on met dans la rue des patients pas encore stabilisés et qui ne savent pas où aller. » Il n’est pas rare que les soignants retrouvent leurs patients sur le trottoir, alcoolisés et délirants… avant qu’ils ne décompensent à nouveau et soient renvoyés à l’hôpital. « Le matin, on est rivés à nos plannings pour savoir quel patient on va pouvoir faire sortir parce qu’il y en a trois qui attendent dans le couloir, dénonce Agnès Cluzel, de l’hôpital Bichat. Et quand ils sortent, ils n’ont souvent que le numéro du SAMU social dans la main. »
En face, les familles ont souvent un sentiment d’abandon. « Beaucoup de malades mentaux sont hors de tout soin, s’alarme Anne Poiré, écrivain, auteur d’Histoire d’une schizophrénie, Jérémy, sa famille, la société (éd. Frison-Roche). Les patients viennent d’eux-mêmes à l’hôpital et on ne les soigne pas. On est dans une situation de déni de soin et de non-assistance à personne en danger. » Mme Poiré relate le cas d’une jeune femme qui avait fait une bouffée délirante. Sortie contre son gré de l’hôpital public, elle s’est présentée dans une clinique privée qui a refusé de la prendre et l’a renvoyée vers l’hôpital d’où elle venait. Sur le chemin, elle s’est suicidée.
Dans ce contexte, l’annonce par Nicolas Sarkozy, au lendemain du drame de Grenoble, d’un durcissement de la loi de 1990 sur l’hospitalisation sans consentement est perçue avec inquiétude par les soignants. Le président de la République veut créer un fichier des personnes hospitalisées d’office et durcir leurs conditions de sortie. « Nous sommes tous favorables à une réforme, mais nous refusons l’exploitation éhontée d’un fait divers pour servir la cause sécuritaire, s’insurge Norbert Skurnik, président du Syndicat des psychiatres de secteur. Qu’une population aussi inoffensive que les schizophrènes soit stigmatisée est inadmissible : ce sont nos patients qui sont en danger par manque de soins, pas l’inverse ! »
Pourtant, la psychiatrie est loin de rester sourde aux injonctions sécuritaires. Confrontées à des patients agressifs du fait d’un défaut de prise en charge, les équipes recourent de plus en plus à la contention et aux chambres d’isolement. A côté des cinq unités pour malades difficiles (UMD), réservées pour des séjours de six à douze mois, se créent aujourd’hui des unités de soins intensifs psychiatriques (USIP) pour de plus courts séjours : l’hôpital recrée en son sein les murs qu’il a tenté d’abolir au début des années 1980.
« On est dans le paradoxe permanent, explique Serge Klopp, cadre infirmier. Au nom de la désinstitutionnalisation, on a fermé les lits et on nous dit aujourd’hui qu’il faut enfermer les plus dangereux. Alors on multiplie les placements en chambre d’isolement, parce qu’on n’a pas le temps de les soigner quand ils sont en crise. Comme on ne peut plus contenir l’angoisse du psychotique par une présence rassurante, ils passent à l’acte beaucoup plus souvent. Résultat, on est dans le rapport de force et la gestion de la violence. » Entre sa mission de soin et l’impératif de sécurité qui s’impose à elle, la psychiatrie se débat de plus en plus dans les injonctions contradictoires.
Cécile Prieur
Article paru dans l’édition du 21.11.08.
Directeur suspendu, patient mis en examen à Saint-Egrève
Sept syndicats ont dénoncé, mercredi 19 novembre, la suspension du directeur de l’hôpital psychiatrique de Saint-Égrève (Isère) décidée par le ministère de la santé à la suite du meurtre, le 12 novembre, d’un étudiant par un patient schizophrène en fugue. « La recherche précipitée d’un bouc émissaire deviendrait-elle une nouvelle façon de gouverner ? » s’interrogent-ils, évoquant une décision prise « en dehors de toute procédure instruite et argumentée d’imputation en responsabilité ». Jeudi, Jean-Pierre Guillaud, le patient meurtrier, devait être mis en examen pour « homicide volontaire » après qu’une expertise a jugé son état de santé compatible avec une audition judiciaire. Le parquet de Grenoble devait requérir son placement en détention provisoire.