par Isabelle Montet, Jean-Claude Pénochet
On aurait pu attendre de l’Office parlementaire d’évaluation des politiques de santé (Opeps) chargé depuis la LFSS pour 2003 d’informer le Parlement sur les conséquences des choix de santé publique, qu’il procède justement à une évaluation des politiques de santé. Mais quand il se penche sur la psychiatrie, c’est surtout pour évaluer l’état de ses prises en charge et conclure au désastre : « la psychiatrie, qui devrait être le pivot de la politique de santé mentale, est incapable d’assurer la prise en charge des patients en raison de la faiblesse des politiques de prévention et d’information, du caractère tardif de la détection compromettant la mise en œuvre de soins efficaces, de l’insuffisance des moyens hospitaliers et de leur mauvaise articulation avec les soins de ville et parce que les traitements actuels agissent plus sur les symptômes que sur leurs causes ».
Quand il consent à évoquer la responsabilité des politiques de santé dans cette apparente faillite, c’est seulement pour épingler les insuffisances dans l’estimation du coût de la maladie mentale, qui constitueraient le véritable péril pour la collectivité, et valoriser le récent Plan psychiatrie et santé mentale, présenté comme efficace en matière de démographie médicale et généreux en moyens financiers. Mal employés sans doute par ses destinataires pour un tel résultat, la solution doit être ailleurs.
A défaut de se pencher sur l’analyse des choix de santé publique, et bien que « on compte depuis près de trente ans, au moins un rapport public tous les deux ans », ce nouveau rapport devrait, pour faire de l’inédit quatre mois après les conclusions de la mission Couty, apporter des éclairages, au minimum fondamentaux, sur la situation de la psychiatrie.
Pour ce qui est de l’inédit, le rapport trouve les raisons de l’abandon de la psychiatrie à son triste sort : rien à voir avec la politique de santé, mais la faute en est à l’opinion publique qui se laisse mener par les stéréotypes. Et voilà Proust convoqué au rappel de la « critique plaisante » du « caractère autoritaire et mystérieux du psychiatre », et pourquoi pas au manque de valorisation des postes d’internes : car il serait bien désobligeant d’établir que la politique de santé ait eu un quelconque rôle à jouer dans le manque d’attractivité de la discipline. Et pour illustrer comment on stigmatise la maladie mentale, on préfère citer le discours d’un maire en 1925 plutôt que celui autrement plus actuel de décembre 2008 qui aurait bien pu faire l’affaire s’il n’était présidentiel.
Les soignants, contaminés par l’abandon dont les malades font l’objet, à moins que ce ne soit l’inverse, sont victimes d’un effet insoupçonné de mai 68 : ils ont inconsidérément accepté à cette époque, par la séparation de la psychiatrie de la neurologie, de se couper des neurosciences et de ce fait, des progrès accomplis depuis en neurobiologie et imagerie. Que des psychiatres cliniciens et thérapeutes se soucient de neuropharmacologie ou sachent prescrire un examen d’imagerie au regard de la clinique ne viendrait à l’idée de personne, et c’est donc en toute logique que le sénateur rapporteur Milon peut tranquillement affirmer qu’il y a « peu d’avancées thérapeutiques visibles » dans une discipline qui a oublié d’être pionnière depuis le 19e siècle.
Pour ce qui est des solutions, elles tiendront dans le retour de la psychiatrie dans le giron accueillant de la médecine de pointe et, surprise, dans les dispositions de la loi HPST, en voie de validation mouvementée, occasion de corriger « sensiblement » « le relatif abandon de la psychiatrie par le reste de la médecine ». Ressurgit alors cette idée du rapport Couty tout juste rejetée par les professionnels : la mise en œuvre des groupements locaux de coordination pour la santé mentale (GLC), qu’il s’agira d’expérimenter dans des départements pilotes. S’y associe la perspective captivante de l’organisation d’Etats Généraux qui permettraient aux professionnels concernés « de s’exprimer et les assurer que la réforme de la psychiatrie ne se fera ni sans eux ni contre eux », une formulation que certains psychiatres insuffisamment tournés vers la neurobiologie se risqueraient bien à qualifier de (double) dénégation. Ces Etats Généraux seraient de plus utiles « pour tirer les leçons de ces expériences et définir les modalités d’évolution du secteur psychiatrique », prié donc d’évoluer. Les professionnels sont ainsi avertis qu’ils pourront participer à la construction de décisions déjà prises.
Mais qu’est-ce que la psychiatrie a bien pu faire d’autre depuis cette funeste année 68 où elle s’est laissée priver de système nerveux central, que persister à se plaindre de l’insuffisance de moyens pour assurer ses missions ? Elle a pourtant bien dû jouer un rôle quelconque, ne serait-ce qu’en répondant aux demandes des 1 200 000 personnes qui, selon l’enquête décennale 2002-2003 figurant aux annexes du rapport, déclarent s’être adressées à un professionnel psychiatre, psychologue ou psychanalyste. N’a-t-elle pas organisé elle-même des Etats Généraux de la psychiatrie à Montpellier en 2003 pour stimuler une politique de santé restée sourde jusqu’à ce que les drames deviennent les conditions usuelles de légiférer, organiser, et médiatiser autour de la psychiatrie ?
Elle a aussi été la première à développer le réseau ville-hôpital que la loi HPST appelle de ses vœux et que réalise justement le secteur psychiatrique. Le voilà condamné à se diluer aux principes de la même loi déclinés dans le rapport Couty, quand bien même on le qualifie de secteur « rénové » ou « adapté ». Le sénateur Milon, mal renseigné sans doute sur les raisons de l’opposition des professionnels à la séparation de la partie hôpital de la partie ambulatoire du secteur, n’y voit que la crispation réactionnaire de ceux étreints par la peur de la « remise en cause de leur pratique ». L’argumentation tient pourtant sous l’angle de l’efficience des soins justement centrés sur le malade : c’est bien la continuité relationnelle pour le patient aux différentes étapes de son parcours de soins psychiatriques, intra et extra hospitalier, qui permet d’en augmenter l’efficacité bien plus naturellement qu’une « contractualisation » entre divers acteurs obligés d’un territoire de santé.
Le reproche devenu récurrent sur l’excès de cloisonnement et le manque d’accessibilité de l’organisation sectorielle, à l’origine « des zones blanches » sur le territoire national, sert la thèse des nécessités de réforme. Pour qui a œuvré à la mise en place de partenariats avec les intervenants des différents domaines (sanitaire, social, médico-social, élus…) liés au secteur sait pourtant bien que les barrières ne tiennent pas tant à une rigidité de l’organisation sectorielle qu’à l’indifférence des tutelles et à la défiance envers la psychiatrie et ses patients. Peut-on croire que l’arbitrage régional d’une ARS distribuant des contrats forcés à un niveau territorial sera plus efficace que le patient travail relationnel de proximité ? Mieux vaudrait le reconnaître et le faciliter.
Puisqu’il y a volonté d’expérimentation, pourquoi ne pas envisager celle des propositions exposées pendant les auditions de la mission Couty qui préservent le secteur comme outil de continuité ? Des Groupements de Coopération Sanitaires (GCS) ouverts au médico-social peuvent intégrer la graduation des soins à laquelle la loi HPST et le rapport Couty semble tenir absolument, avec 3 niveaux de soins psychiatriques : le niveau de proximité est celui, généraliste, du secteur, un niveau intersectoriel d’offres de soins spécialisés peut prendre en charge les missions transversales et le niveau régional ou interrégional supra-sectoriel existe souvent déjà pour des offres de soins très spécialisées (cas des UMD ou des centres dits de référence par exemple). La perspective de devoir consacrer à cette territorialité adaptée à la psychiatrie un budget particulier dévolu à la santé mentale permettrait de reconnaître des spécificités à la psychiatrie dans la réforme sanitaire. Mais c’est ce qui est précisément refusé en application des principes d’uniformisation de la gestion médicale de la loi HPST. Dès lors, on comprend la sentence lapidaire sur le manque de « caractère opérationnel » des contre-propositions faites aux GLC.
L’étude de la DREES de novembre 2007 sur les secteurs (Les secteurs de psychiatrie générale en 2003, Magali Coldefy, Julien Lepage, novembre 2007) ne fait pas partie des références jugées utiles au rapport pour évaluer l’état de la psychiatrie, la préférence allant à la démonstration du coût exorbitant de la maladie mentale qui occupe un plein chapitre des annexes (« Le poids des maladies mentales, les coûts de la prise en charge psychiatrique et les modalités de financement »). Cette étude officielle oubliée mesurait en psychiatrie une forte hausse des taux de recours depuis 1989 avec « 1 228 000 patients suivis en 2003 (1 503 en moyenne par secteur), soit 74 % de plus qu’en 1989… Les CMP voient leur file active augmenter de 22 % entre 2000 et 2003 ». L’étude ose même avancer que si les soins à domicile enregistrent une forte diminution en 2003, « celle-ci peut s’expliquer soit par une « intersectorialisation » de ce type de prise en charge, ou plus vraisemblablement, à un recul de cette activité faisant suite à des difficultés de moyens en personnel rencontrées dans de nombreux secteurs. »
Qu’est-ce que la neurobiologie, la génétique et l’imagerie cérébrale, pourtant en progrès, le recours initial aux médecins généralistes et le « rôle moteur » de l’industrie pharmaceutique n’auraient pas réussi à régler pour que les patients persistent à s’adresser, en grande majorité de leur plein gré et de façon croissante, à des soignants qui à en croire le rapport tardent à faire les diagnostics, agissent trop tard pour être efficaces et ont des « difficultés à stabiliser leur jugement médical » ? Un précédent rapport de l’Opeps de 2006 sur le bon usage des médicaments psychotropes soutenait à propos de l’augmentation de leur consommation en France, que « la problématique majeure du point de vue médical est devenue celle de la qualité de la prise en charge de la souffrance psychique ». Selon l’analyse qui en était faite, il faudrait que pour être de qualité, cette prise en charge évite deux extrêmes : la « médicalisation de la crise sociale » et l’« l’absence de traitement en cas de troubles psychiatriques avérés », le tout en intégrant le fait que l’évolution sociologique « a modifié la perception des souffrances psychiques comme les représentations sociales associées à leurs manifestations ». Peut-on ramener cet exercice complexe et spécialisé aux seuls points de vue de la neuroimagerie et neurobiologie ? Privilégiant pourtant ces domaines, le rapport laisse aux sciences sociales et aux sciences humaines la portion congrue, tandis que la fondation FondaMental est mise en avant, validée comme LE bon réseau national de recherche en santé mentale, puisqu’il défend une approche « fondée d’une part sur le substrat neurobiologique (neurosciences, neuroimagerie, neurogénétique), et d’autre part sur la médecine fondée sur la preuve ». Croit-on vraiment que la prévalence du substrat en question sera de nature à régler ce que le rapport lui-même attribue à « l’abandon » de la psychiatrie : l’impuissance à atteindre les objectifs fixés par la loi de santé publique du 9 août 2004 et notamment celui de la diminution du taux de suicide ?
La directrice de FondaMental, appelée par le rapport aux missions importantes de dynamiser la recherche en psychiatrie, mais aussi d’en fixer les orientations et de « former les jeunes psychiatres » dans des centres experts, affirme que rien ne s’oppose à l’application de la T2A à la psychiatrie peut-être parce que « les maladies mentales doivent être traitées comme les autres maladies ». Mais même les aspects froidement comptables la contredisent puisqu’un minimum de spécificités devrait rendre compte du retard mis au lancement de la VAP et de la nécessité de définir des MIGAC propres à la psychiatrie.
Quant aux définitions actuelles des troubles psychiatriques, il semble prétentieux, à lire le rapport, de vouloir leur attribuer un intérêt scientifique quelconque puisque les psychiatres qui se contentent de privilégier certaines des « classifications concurrentes » « en fonction du caractère plus ou moins opérant qu’ils attribuent à l’une ou à l’autre » alimenteraient ainsi le doute sur la réalité de la croissance des maladies. Argument contradictoire, puisque l’enjeu de santé publique agité par le rapport repose justement sur cette augmentation de prévalence des maladies psychiatriques et sur la croissance des coûts. Et en attendant une « ambitieuse » politique de recherche qui permettra en les définissant mieux de déterminer « les maladies devant être prises en charge par la psychiatrie » et de « clarifier les compétences », qu’à cela ne tienne, il suffit de « développer la prise en charge des pathologies psychiatriques par catégorie d’âge » (12e proposition du rapport). Avec une conception pour le moins incertaine de ce qu’il en est de la spécialisation de la discipline, la profession d’infirmier psychiatrique peut alors justifier à la fois l’obtention d’un master, la délégation de compétence et l’illustration des interventions ambulatoires auprès des patients résumées à « s’assurer qu’ils suivent les traitements prescrits ». Une idée lumineuse à laquelle d’ailleurs personne n’avait pensé antérieurement !
Sous des airs charitables, le rapport Milon dépeint une discipline non reconnue par l’opinion publique parce qu’elle a fait vœu de passéisme depuis mai 68. Rien sur ce qu’elle réalise, rien sur l’analyse de la croissance des demandes qui lui sont adressées et qui pourrait dire quelque chose de la société et même de sa vraie capacité à y répondre. L’appel pressant, justifié par les coûts croissants de la prise en charge psychiatrique, se résume en quelques phrases : « La psychiatrie en France est à un tournant de son histoire. Elle peut sortir définitivement de l’obscurité où elle a été placée pour devenir une des disciplines de pointe de la médecine et nous permettre de faire face au défi majeur de santé publique que représente la santé mentale ». Pour cela, il faudrait qu’elle renonce à ses errances et qu’elle accepte de rejoindre le modèle strictement médical en se jetant dans la recherche résolument neurobiologique. Elle doit saisir la chance de se réorganiser que lui offrent la loi HPST et les propositions du rapport Couty dont il faut d’emblée expérimenter les GLC. Si les solutions sont déjà trouvées, on peut être pour le moins circonspect sur le sens à donner à l’annonce de nouveaux Etats Généraux de la psychiatrie, chapeautés cette fois par le ministère, et il est bien tentant de n’y voir que le but annoncé pour les professionnels : « les assurer que la réforme de la psychiatrie ne se fera ni sans eux ni contre eux ».
Mais si le véritable enjeu est bien celui de santé publique, amplifié par l’accroissement des troubles psychiatriques, mais aussi celui de centrer les soins sur le patient et de son entourage, est-il bien sérieux d’envisager de confier à un assemblage de dispositifs de niveau inégal, entre centres experts, recommandations HAS, éducation thérapeutique pour le patient, GLC, …etc., la mission d’accéder enfin à des objectifs dont il est dit qu’ils n’ont pas été atteints, en particulier dans le domaine de la prévention de suicide ? Est-il « opérationnel » de les imposer en détruisant un outil d’organisation des soins psychiatriques repéré et bien en place, reconnu et salué même au-delà de nos frontières, capable d’évolution intersectorielle, de mobilité et de partenariats lorsqu’il a les moyens de fonctionner ?
Nous pensons résolument que non. Et l’affirmation du rapporteur Milon, « Dans un contexte de relations tendues entre les pouvoirs publics et la profession, il semble impossible d’imposer une telle réforme », pourrait bien ressembler à un défi.
Isabelle Montet, Secrétaire générale du SPH Jean-Claude Pénochet, Président du SPH
Isabelle Montet, Jean-Claude Pénochet