Suicides au travail : le tournant gestionnaire et le déficit philosophique, par Martine Verlhac

Communauté : La commune des philosophes
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En ligne le 4 octobre 2009

S’appuyant notamment sur les ouvrages de Christophe Dejours, Martine Verlhac examine le « tournant gestionnaire » qui dénature la reconnaissance dont le travail est producteur, au point de livrer ceux qui en sont victimes à l’exclusion et à l’humiliation, à un double déni d’humanité. Devant les idéologies qui, lorsqu’elles ne culpabilisent pas le travailleur en le renvoyant à la « gestion de son stress », dévalorisent le travail en tant que tel, il est urgent de remettre à l’ordre du jour une analyse philosophique inspirée par les grands classiques du travail. Car si aujourd’hui on néglige tant, entre autres, Hegel, Marx ou Simone Weil, c’est peut-être parce qu’ils ont su penser l’ambivalence du travail.

La mise en évidence, ces derniers temps, de la souffrance au travail du fait de la multiplication de suicides indiscutablement dus à la détresse générée par les conditions de ce travail, en particulier à France Télécom, a été l’objet d’une dénégation multiforme. Cela doit nous donner de nouvelles raisons d’entamer une réflexion sur le statut qui est accordé au travail depuis quelques années déjà. Il a été de bon ton en effet de remettre en cause le caractère essentiel du travail dans la constitution de l’individu. Et la crise gigantesque du capitalisme qui se déploie aujourd’hui risque d’encourager cette posture et les thèses qui l’appuient, s’il est vrai que nombre d’analystes et de spectateurs s’accordent pour reconnaître qu’elle va aboutir à un chômage de masse.

Nous ne nous mêlerons pas ici de savoir si cette crise est seulement financière, si elle est plus globalement économique ni si, sous tel aspect ou tel autre, elle s’estompera ou non. Nous partirons simplement d’une part de la crise du travail que cette crise du capitalisme entraîne et dont la plupart prennent acte comme si elle était un fait naturel. Et nous nous interrogerons d’autre part sur le fait que des dizaines d’individus – mais le nombre importe peu (1) – meurent ou envisagent de mourir parce qu’ils sont humiliés, disqualifiés, niés dans leur travail qui était manifestement essentiel pour eux.

1 – Le tournant gestionnaire et le déni de reconnaissance

De tout temps le travail a été source de détresse pour l’homme dans la mesure où il est source de son exploitation sous les formes historiques diverses des sociétés qui se sont succédé. En même temps que l’exploitation, la question de la reconnaissance est toujours plus ou moins entrée comme composante de cette détresse, même si elle n’a pu être vraiment pensée que à partir de Hegel (2). Oublier cette composante en réduisant le travail à une forme d’exploitation suppose qu’on fasse l’impasse sur le problème essentiel du travail. Il y a une ambivalence et une contradiction au sein même du travail entre un point de vue que nous dirons ontologique et un point de vue sociologique. Du point de vue ontologique le travail me constitue, je suis ce que fais par mon travail et quel que soit ce travail il me permet de me reconnaître et d’être reconnu. D’un point de vue sociologique, je suis réduit à ce que me rapporte mon travail dans des conditions d’exploitation qui expriment les rapports économiques dans une société historiquement donnée. A nier le premier point de vue on fait du travail une malédiction irréductible, quitte à se réfugier dans l’idéalité d’une activité libre de toute nécessité. A nier le second on justifie le processus économique et social comme relevant d’une sorte de nature.

Comment expliquer le geste de ceux qui se suicident aujourd’hui à cause de leur travail, sinon parce qu’ils se sentent bafoués mais aussi exclus ? Les tâches qu’on leur demande de remplir ne sont pas forcément harassantes, quoique les changements constants auxquels on les soumet puissent l’être. Ces tâches sont manifestement proposées de telle sorte qu’ils sont expulsés de tout travail, soit parce qu’on veut les en expulser soit parce que ce qu’ils font n’a plus aucun sens pour eux, soit pour les deux raisons conjuguées.

Pourquoi cela ? Comment cela ?

Dans le cadre restreint de ce texte nous poserons que ceci est dû à un tournant gestionnaire dans l’organisation du travail. En cela nous suivons la thèse que défend Christophe Dejours dans son dernier ouvrage (3). La nouvelle doctrine de gestion qui s’est introduite dans la citadelle du travail dans les années 1980 et surtout à partir de début 1990, selon Dejours,
se présente essentiellement comme un moyen d’augmenter la rentabilité grâce à la mise en place de « centre de profit »… La gestion infiltrée dans l’organisation du travail est en lutte contre les métiers […] c’est bel et bien le système de valeurs associé au travail qui a été systématiquement attaqué(4).

Le travail comme producteur de valeurs (5) et de sens est détruit au profit exclusif d’objectifs financiers.

Dès lors, la reconnaissance du travail est dénaturée. La rétribution symbolique du travail qui passe par le « jugement d’utilité économique, technique ou sociale » (6)et par le « jugement de beauté » qui porte sur la « conformité du travail accompli avec les règles de l’art et les règles du métier « est déniée ». Or, même si la reconnaissance ne porte pas sur la personne du travailleur, ce dernier reconvertit néanmoins les bénéfices de la reconnaissance du registre du faire au registre de l’être. On en déduit qu’il ne peut y avoir de neutralité du travail vis-à-vis de l’identité et de la santé mentale. Et cette « colonisation du monde du travail » par les nouvelles méthodes de gestion, aussi bien dans les entreprises publiques que dans les entreprises privées, entraîne des modes d’évaluation erronés et catastrophiques (7). Ces modes d’évaluation reposent sur une impossible mesure du travail, et de plus ce faisant ils instaurent une concurrence sauvage entre les individus qui mène à la destruction de toute relation de loyauté dans le travail.

De nombreux films – il faudrait en faire la recension – ont montré cela, dont le dernier en date est Rien de personnel de Mathias Gokalp. Mais si l’on voulait avoir une preuve que ce tournant gestionnaire s’est impitoyablement instauré dans la conception du travail, il n’est qu’à consulter sur Mediapart l’effrayant document de l’Orange Management School où l’on découvrira que sous couvert de formation et de « projets professionnels», on veut convertir de force les salariés au tournant gestionnaire et dans le même temps, parce que l’on prévoit le dégoût qui s’en suivra, les pousser dehors. Un article du Monde du 26 septembre relate assez clairement le mouvement infernal produit à France Télecom par le TTM, Time-To-Move (8), traduit par les salariés comme «Tire-Toi-Maintenant », mais aussi l’abandon des valeurs de service public au profit de l’injonction de « faire du chiffre ». Des techniciens aux managers, beaucoup ne parviennent plus à concilier leur travail et leurs convictions alors que la direction déploie un maximum de techniciens sur les fonctions commerciales et les managers sur les objectifs du plan Next(9) qui, au prétexte de la redéfinition par chacun de son projet professionnel, pousse un maximum de salariés – dont beaucoup sont des fonctionnaires – à partir ailleurs.

Ainsi, ce que l’on voit à l’œuvre est une véritable désagrégation du travail dont la violence symbolique n’a d’égale que celle des suicides au travail, qui sont la réponse désespérée à ce dispositif.

2 – L’accompagnement du tournant gestionnaire : les idéologies de « l’adaptation », de la « fin du travail » et du « management du stress »

Cette désagrégation se poursuit partout depuis des années du fait de la mondialisation qui organise de gré ou de force la mise en concurrence sauvage des entreprises et des salariés en disqualifiant le travail dans le même temps. France Télécom est une entreprise exemplaire de la mondialisation, comme le seront La Poste et d’autres services publics si on les livre à la mise en concurrence exigée par exemple par la Commission européenne. Qu’il s’agisse d’une entreprise dans laquelle la direction commet plus d’erreurs qu’ailleurs en soumettant les salariés au « management par le stress », alors même que cette méthode à l’origine américaine est remise en cause là où elle a été initiée, ne doit pas nous rassurer. Nous croyons en effet que ceux qui font remarquer qu’il y a quelque absurdité à pousser les hommes à bout dans des entreprises de service où le facteur humain est essentiel se cachent la réalité des injonctions que se fixent ces entreprises. Car nous sommes bien loin d’en avoir fini avec la souffrance engendrée par le tournant gestionnaire dont nous croyons qu’il produit obligatoirement ces dérives. Le film de Gokalp en témoigne, comme en témoignait l’excellent film tragi-comique de Paolo Virzi Tutta la vita davanti (2008). Le contrepoint humaniste présenté dans ces films par des héros plus ou moins sympathiques n’empêche pas que l’esprit du temps pousse les dirigeants d’entreprises à poursuivre leur objectif, et ce d’autant plus que les directives européennes les y « contraignent ». Et comme ce n’est pas d’eux que l’on peut attendre un quelconque esprit de résistance, il ne faut pas compter sur leur conversion (10). Ou bien, comme le voudrait l’idéologie en cours, on traitera cette souffrance d’ « inadaptation à un processus inévitable », ou bien on analysera le tournant gestionnaire et ses conséquences sur le travail pour ce qu’il est et on lui opposera une résistance digne de ce nom.

Le tournant gestionnaire a bien souvent recours à l’argument de la nécessaire évolution technologique, insinuant que les salariés ne s’y adaptent pas suffisamment(11). Cet argument, repris très souvent par les salariés eux-mêmes (qu’ils y adhèrent sans critique dans une stratégie individuelle, ou qu’ils se laissent gruger par ce nouvel argument d’autorité) ne tient pas. Il n’est qu’à voir le nombre de techniciens ou de cadres extrêmement formés, voire prêts à toute flexibilité que l’on pousse de nouvelle tâche en nouvelle tâche, jusqu’au « placard ». Et il se peut que cette tactique, qui vaut pour les techniciens ou les cadres formés, vaille aussi pour des salariés plus étroitement spécialisés. Combien de fois ne les voit-on pas se plaindre de ceque leur formation, à l’issue d’un « dégraissage », n’a « débouché » sur rien ?

Mais il nous faut remarquer tout en même temps que l’invocation de l’évolution technique est celle-là même qui a présidé depuis des années à l’idéologie de « la fin du travail ». Nous tenons que l’idéologie de la fin du travail qui triomphe dans les années 90, même si elle s’élabore bien auparavant, est consciemment ou non la prise en compte de ce tournant gestionnaire.

Et ici nous suivrons à nouveau les analyses de C. Dejours (12) :

Le travail n’est pas en voie de disparition du fait du progrès technologique (comme le soutient J. Rifkin(13))

Il n’a pas cessé d’être une source de sens et d’accomplissement de soi (comme le prétendent André Gorz ou Dominique Méda).

Sa « disparition » est liée à la gestion financière de la division mondialisée du travail. « le travail ne diminue pas, il augmente au contraire, mais il change de site géographique par le biais de la division internationale du travail et des risques » (14).

Le travail vivant dans l’industrie ou les services n’est absolument pas réductible à des procédures mécaniques qui en engendrent le non-sens et il défie la prédictibilité des procédures auxquelles on voudrait le soumettre. Le travail est la principale source de reconnaissance et d’identité pour l’individu.

Disant cela, nous ne nions pas que le travail soit aliéné au sens marxiste du terme. Médiateur de l’émancipation, il demeure largement générateur de souffrances, au sens classique du terme. Mais de nouvelles souffrances s’y ajoutent, liées au nouveau tournant de la gestion du travail, souffrances qui sont aussi une composante de son aliénation.

L’idéologie polymorphe de la fin du travail et le tournant gestionnaire de son organisation mènent à sa disqualification telle qu’elle entre forcément dans l’étiologie du rapport entre suicide et travail.

Et ici il faut bien dire, face au présent désastre, que les transformations du statut du travail n’ont pu être perpétrées sans l’implication, voire sans la mobilisation, d’un grand nombre d’acteurs et sans le consentement d’un grand nombre de salariés.

3 – Des recours politiques et syndicaux inadéquats

C’est pourquoi l’invocation du recours syndical et du recours politique doit être interrogée, même s’il est permis d’espérer qu’il pourrait en être autrement et que ces recours pourraient être de véritables recours – ce qu’ils ont largement cessé d’être pour différentes raisons. Car les syndicats, soit en valorisant les « ripostes collectives » au détriment de la défense contre la souffrance subjective analysée comme faiblesse individuelle indigne d’intérêt, soit du fait du tournant socialiste en faveur du libéralisme qu’ils ont plus ou moins accompagné, ont manqué leur réponse au tournant gestionnaire et ont, comme le dit Dejours, laissé le champ libre aux tenants des concepts de ressources humaines et de la culture d’entreprise.

En même temps, les organisations politiques de gauche ou d’extrême gauche n’ont voulu prendre en compte que les revendications liées à la souffrance physique et, victimes d’un dualisme spontané, elles ont renvoyé à la seule souffrance du corps. En valorisant les thèmes du partage du travail, elles ont aussi laissé croire à sa rareté. Ces attitudes ont en tout cas valeur de déni et elles ont engendré la solitude de ceux qui étaient confrontés à la souffrance psychique due à leur travail ; elles ont aussi facilité l’émergence de la peur, de la soumission et du recours à la sauvegarde individuelle qui mène souvent à des conduites déloyales plus ou moins supportables.

A propos de l’assignation individuelle de ces souffrances, il faut d’ailleurs revenir au recours au concept de stress au travail utilisé dans le rapport Nasse et Légeron, remis en 2008 à X. Bertrand, alors Ministre du travail. Ce concept, issu de la psychologie comportementaliste américaine, invite le seul individu à « gérer » (15) sa souffrance mais surtout, il ressortit à une explication tronquée et réduite exclusivement au terrain psychologique (16). Face à elle nous rencontrons d’autres explications tronquées qui sont exclusivement sociogénétiques. Dans l’un et l’autre cas on oppose la causalité sociale à la causalité privée et l’on néglige alors le rôle majeur du travail dans la constitution de l’individu, rôle que rappelle un clinicien comme C. Dejours.

4 – Les idéologies philosophiques : Arendt et Gorz

De ce point de vue, faire l’économie, sur le problème de la reconnaissance symbolique du travail, d’une analyse qui mobilise à la fois les sciences sociales et la clinique mais aussi la philosophie, mènerait à une impasse.
Mais s’il en va ainsi, cela implique un travail théorique qui battrait en brèche bien des idées convenues ces dernières années, y compris celles accréditées par une certaine idéologie philosophique.

Qui oserait aujourd’hui ne pas citer Arendt sur le « sol commun » que permettrait de construire l’activité humaine ? Dejours lui-même le fait (17). Or Arendt, torturantdans Condition de l’homme moderne le texte de Marx, voudrait, au nom d’une description idéalisante de la cité antique, disqualifier le travail en le réduisant au processus vital du corps qui serait sans reste, indigne de présider à la constitution d’une identité. Et chacun invoquant Arendt croit pouvoir le faire au nom d’une valorisation de la vie politique, comme si l’« action » qu’elle invoque avec l’œuvre comme seules dignes contre le travail indigne n’était pas présente au sein même du travail. Ne voit-on pas à l’œuvre ici les lieux communs d’un dualisme séparant en l’homme la vie de l’esprit et celle du corps?

Lorsque Arendt envisage le chômage endémique de nos sociétés, elle écrit:

Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs, sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire (18).

Un animal laborans orphelin de son travail n’est plus rien. A ne point vouloir comprendre le travail, on en vient au mépris de ceux pour qui il est essentiel. Et lorsque Arendt est tenue pour l’inventeur du « sens commun » permettant la coopération exclusivement politique des hommes entre eux, il serait bon de revenir à ce concept, comme à celui de « mentalité élargie » exportés d’une lecture pour le moins cavalière de Kant. Ces concepts peuvent être très fructueusement exploités pour une étude sur les activités humaines et donc sur le travail. Mais en faire, comme le voudrait Arendt, une lecture qui valorise exclusivement la sphère politique comme seule sphère de l’action est discutable, et par ailleurs vecteur de désespoir si l’on convient que le politique n’est pas en soi et pour soi mais qu’il s’incarne en des institutions qui pour l’heure font défaut.

Autre exemple : qui aujourd’hui, face à la crise du travail, ne cite Gorz, lequel, idéalisant aussi « l’antique idée de liberté et d’autonomie individuelle » (19), réduit le travail à une invention diabolique de la raison économique promue par la capitalisme? Gorz valorise alors illusoirement les activités désintéressées, contre un travail définitivement accusé de manquer intrinsèquement de sens.

Il faudrait, bien entendu, approfondir l’analyse et la discussion de ces enterprises, à notre sens idéologiques, qui disqualifient le travail. Qui ne voit, en effet, qu’il y va de l’effort de millions d’hommes pour persévérer, nonobstant l’aliénation qui accompagne le travail et qu’il faut combattre, dans leur état de travailleurs sans lequel ils perdent l’estime d’eux-mêmes et se sentent inutiles ?

5 – Oser reprendre l’analyse philosophique classique

Il faut donc oser reprendre l’analyse philosophique sur les questions du travail, alors qu’elle a été laissée aux seuls sociologues et psychologues. Non que nous contestions les mérites de ces derniers qui ont su, pour certains, mettre en évidence la nécessité de considérer la centralité du travail. Mais l’écho qu’ont eu et qu’ont encore les thèses des tenants de la fin du travail, pour des raisons historiques et politiques qui sont à analyser davantage que nous ne pouvons le faire ici, a comme figé la réflexion philosophique sur le travail. A supposer que les thèses de la fin du travail ne soient pas le simple accompagnement idéologique d’un état des choses dont on prend acte pour le juger indépassable, il faut le vérifier, le discuter. En tout cas nous constatons que ces thèses sont contemporaines de politiques de gauche et de droite qui rendent légitime l’affectation publique d’un revenu détaché de toute référence au travail, prenant acte de sa raréfaction sans l’analyser ni la discuter. Et si l’on peut bien, périodiquement, pour des raisons politiciennes, affirmer la valeur du travail voire la « valeur- travail », ce n’est pas pour en affirmer la centralité. On a vu que ce pouvait être à des fins moralisatrices ou pour accréditer une mal-mesure du travail aux fins de justifier spéculation et inégalités (« travailler plus pour gagner plus »).

Or si nous n’éclairons pas, par un travail philosophique renouvelé, la question de la centralité du travail en lien avec celle de la reconnaissance et de la constitution de l’identité des individus, nous laisserons croire que l’accent mis sur le travail revient à une justification de l’aliénation (20). Ce serait donc l’occasion de reprendre des lectures fondamentales, celle de Marx et de Hegel, auteurs largement ignorés, disqualifiés ou déformés par les tenants de la fin du travail, mais encore celle de Simone Weil – ces références n’étant pas exclusives. Et ce parce que les œuvres de ces auteurs sont particulièrement traversées par la question de l’ambivalence du travail qui en fait le vecteur de la reconnaissance et de l’estime de soi en même temps que le terrain de la détresse que les hommes s’infligent les uns aux autres dans leurs rapports sociaux.

Nous pourrions alors revenir vers ceux qui ont vocation à défendre le travail pour leur proposer de reprendre à nouveau frais la réflexion. Car l’urgence du travail philosophique sur cette question doit s’articuler à celle qu’il y a à œuvrer pour l’entraide et la coopération dans le travail . A moins qu’on estime que c’est une cause perdue. Ce n’est pas notre point de vue.
En tout cas, il faut passer par la parole, comme le dit Dejours, pour pouvoir penser et réélaborer l’expérience du travail vivant et pour en comprendre les enjeux. Et si l’écoute attentive, clinique aussi bien que politique, de ceux qui souffrent du travail dans les conditions de notre monde est alors essentielle, il faut aussi que la philosophie ne laisse pas, pour ce qui la concerne, s’installer la loi d’airain du silence ou des idées convenues. Ce qui constitue un programme à remplir

©© Martine Verlhac et Mezetulle.

Notes

1. Je me réfère ici à ce que dit C. Dejours : « A la vérité, le nombre de suicides sur les lieux de travail n’a pas d’importance cruciale au regard des défis qui se dressent devant le clinicien. Un seul suicide dans une entreprise, constitue de facto un problème qui affecte toute la communauté de travail, dans la mesure où sa survenue témoigne d’une dégradation en profondeur du tissu humain et social du travail. », Suicide et travail : Que faire ?, p. 20, Paris : PUF 2009.

2. Ici, nous simplifions et il y a dans la philosophie antérieure à Hegel des éléments pour penser ce problème. Les chercher, les travailler et les penser ferait partie du programme de recherche que nous devons nous proposer.

3. Suicide et travail, op. cit.

4. pp. 33-34

5. Le concept de valeur en son sens trivial, est à clarifier, voire à éviter, mais nous l’employons ici par commodité.

6. Ibidem, p. 38

7. Pour une réflexion plus générale sur l’évalutaion nous renvoyons au n° 37 de la revue Cités qui est consacré à cette question. S’intéressant plus particulièrement à l’évaluation des chercheurs, il vaut à notre avis pour l’ensemble du problème. [NDE Voir aussi Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner Voulez-vous être évalué ? Paris : Grasset, 2004.]

8. On notera bien le recours systématique à un certain anglais dans la langue des dirigeants d’entreprise. Cela éclaire d’un jour comique l’excuse que T. Lombard a osé présenter pour ce qu’il fait passer pour un lapsus concernant sa phrase sur la « mode » des siucides. Il aurait voulu parler de mood et non de mode. On ne voit pas ce que cela change.

9. Je renvoie au document publié par Mediapart, déjà cité.

10. Il a fallu, à ce jour (fin septembre 2009) 24 suicides pour que Lombard, le PDG de France Télécom, propose d’abandonner deux ou trois des éléments de son dispositif de mort. Mais en aucun cas cela ne remet en cause un dispositif d’ensemble qui n’est pas interrogé.

11. Ces insinuations s’accompagnent également d’autres plus grossières assignant l’étiologie du suicide au travail au soupçon de la « faiblesse » psychologique des salariés, argument qui ressortit soit à une psychologie de bazar, soit à la valorisation, guère plus brillante, d’une certaine virilité qu’analyse C. Dejours dans Souffrance en France.

12. Souffrance en France pp. 52-53, Suicides et travail…p. 35

13. Jérémy Rifkin, dont l’ouvrage s’intitule La fin du travail (Paris : La Découverte, 1996) est le principal tenant de cette thèse largement partagée, qu’appuient respectivement dans une préface et dans une postface, Michel Rocard et Alain Caillé.

14. Souffrance en France, p. 53

15. Coping with, (faire avec, s’arranger de, gérer, se débrouiller avec, faire face). Cf l’analyse qu’en fait Dejours p. 25 de Suicide et travail.

16. Il génère aussi le développement d’entreprise parasites spécialisées dans la « gestion » de ce « stress ». Dans une étude plus approfondie, la causalité aussi bien physique que psychique de la souffrance et les causalités aussi bien privées que sociales des implications du travail, imposeraient une conception «moniste »(non dualiste et non divisée) du travail.

17. Nous devons à l’honnêteté de dire que Dejours esquisse une critique d’Arendt, sans toutefois la présenter comme telle, à la fin de Souffrance en France. Il signale que Arendt oppose le travail à l’oeuvre et il répond que si cette opposition est pertinente du point de vue de l’analyse, du point de vue théorique « la philosophie de l’action gagnerait à ne pas hypostasier les termes que l’analyse disjoint ».

18. Condition de l’homme moderne, Prologue p. 38 éd. Agora

19. Métamorphoses du travail, critique de la raison économique, Paris : Folio-Essais, p. 44 (Galilée, 1988).

20. Je lis dans l’ouvrage par ailleurs intéressant de François Vatin, Le travail et ses valeurs, Paris : Albin Michel, 2008, que la topique psychiatrique du travail, « coupant le travail de son lien à la production [fait que le travail] de moyen devient fin […] En faisant du travail une fin en soi, une “valeur”, et non une modalité de la production, on en détruit le sens même ». Nous retombons ici dans les errances d’une conception exclusivement sociogénétique du travail.

Références
– Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Paris : Presses Pocket, 1993.
– Dejours Christophe, Suicide et travail : que faire ?, Paris : PUF, 2009 ;
– Souffrance en France, banalisation de le souffrance sociale, Paris: Points-Seuil, 1989
– Cités, n° 37 Idéologies de l’évaluation.
– Gorz André, Métamorphoses du travail, critique de la raison économique, Paris : Folio-Essais, 2004 (Galilée, 1988).
– Méda Dominique, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris : Aubier 1995.
– Miller Jacques-Alain et Milner Jean-Claude, Voulez-vous être évalué ? Paris, Grasset, 2004.
– Pézé Marie et Leroy Pascale, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés : journal de la consultation « Souffrance et travail », 1997-2008, Paris : Pearson, 2008.
– Rifkin Jeremy, La fin du travail, Paris : La Découverte, 1996.
– Vatin François, Le travail et ses valeurs, Paris : Albin Michel, 2008.