Tribune libre
« Réinstaller la police de Vichy » ?
Par Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue des droits de l’homme.
A propos de l’appel à la délation lancé par le préfet de l’Essonne
Vous voulez dénoncer votre voisin étranger sans papiers ? Vous débarrasser d’un SDF qui dort sur le trottoir près de chez vous ? Faire coffrer les jeunes qui font trop de bruit dans le hall de votre immeuble ? Aucun problème, le directeur départemental de la sécurité publique dans l’Essonne a pensé à vous : une lettre anonyme et le tour est joué.
Depuis une semaine, les habitants de l’Essonne peuvent envoyer un courriel à l’adresse e-mail police-ddsp@interieur.gouv.fr pour transmettre tout « témoignage, photographie et vidéo », la « confidentialité est garantie » : celui que l’on arrêtera ne saura jamais quel est le « bon Français » qui l’a dénoncé. Selon le Syndicat des commissaires de la police nationale, « c’est une façon pour les habitants de signaler à la police, de manière feutrée, des faits de délinquance qui les touchent ». En bon Français, l’amateur d’anonymat « feutré » porte un nom : l’indic.
Voici donc la version « Internet » de l’appel à la délation, « devoir républicain », selon l’inimitable Frédéric Lefèvre, dont la République a d’étranges accents. Mais le directeur de la police de l’Essonne n’est pas un précurseur : en 2006,
la Ligue des droits de l’homme avait fait reculer le même dispositif dans le Var, qualifié alors par le ministère d’initiative locale incontrôlée.
Il faudrait savoir : ou bien le ministre de l’Intérieur ne contrôle plus les hauts responsables policiers, ou bien le gouvernement pense, comme le porte-parole de l’UMP, qu’il est sain que chacun puisse dénoncer en douce ses proches aux autorités policières. Une nouvelle « politique de civilisation », comme dirait Nicolas Sarkozy.
L’obsession sécuritaire, la montée de la « société de surveillance », la toile d’araignée qui enserre la vie privée au nom du contrôle social, ce sont ces petites choses qui passent inaperçues au gré d’« initiatives incontrôlées », d’EDVIGE en multiplication de caméras de « vidéosurveillance » (rebaptisée « vidéoprotection » : toujours le langage « feutré »…).
Dormez en paix, braves gens, et si vous êtes honnêtes vous n’avez rien à cacher : nous devons tout montrer de notre vie pour cesser d’être suspects. Il n’y a pas que dans les grands procès que le président de la République ou le ministre de l’Intérieur jugent coupables un jour Yvan Colonna, l’autre Julien Coupat à Tarnac, un autre encore Dominique de Villepin, sans attendre que la justice fasse la vérité sur des affaires étrangement embrouillées : c’est chacun de nous qui, aux yeux du pouvoir, a cessé d’être présumé innocent comme le prévoit la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Et maintenant il ne suffit plus de ne rien cacher à l’État de sa vie, il faut aider la police à traquer les autres. Sous d’autres cieux on fait mieux que dans l’Essonne : en Tunisie aujourd’hui, comme en Roumanie il y a vingt ans, c’est un quart de la population qui est enrôlée dans les rangs des collaborateurs « feutrés » du pouvoir. Est-ce cela que nous voulons vivre ?
Écoutons Henri Guaino, furieux que l’on sache ce que Brice Hortefeux raconte sur les « Auvergnats » à ses amis politiques : « Je ne crois pas à la société de la délation généralisée, de la surveillance généralisée (…), la transparence absolue est le début du totalitarisme. » Et Nicolas Sarkozy en 2007 devant le MEDEF : « À quoi sert-il d’expliquer à nos enfants que Vichy et la Collaboration c’est une page sombre de notre histoire et de tolérer des contrôles fiscaux ou des enquêtes sur dénonciation anonyme ? » Non à la délation… seulement pour les amis politiques et financiers ?
Une dépêche AFP du 19 septembre fait état d’une réaction au nouveau système de l’Essonne craignant « une impression de réinstaller la police de Vichy ». Déclaration de « droitsdel’hommiste » angéliste ou de trublion irresponsable ? Pas du tout : ces propos sont ceux du secrétaire général du syndicat Alliance. Un des meilleurs soutiens policiers du toujours plus répressif proteste contre des méthodes rappelant le régime de Vichy. Voilà où nous en sommes après des années de contamination du populisme sécuritaire.
La Ligue des droits de l’homme va lancer, dans les prochaines semaines, une grande campagne « Urgence pour les libertés, urgence pour les droits ». Avant que l’inacceptable ne se soit installé dans nos vies et n’ait corrompu tout ce qui nous permet de vivre ensemble, disons-le ensemble, le plus nombreux possible : il faut en finir avec ce qui défigure la République. Oui, il y a urgence.
Source : http://www.humanite.fr/2009-09-30_Idees-Tribune-libre-Histoire_-Reinstaller-la-police-de-Vichy