Semaine de 80 heures, sous-effectifs, désorganisation… l’AP-HP est frappée par une vague de suicides.
Par LUC PEILLON
Suicidé par injection. Dans la nuit du 13 au 14 septembre, Philippe R. (1), 32 ans, interne en anésthésie-réanimation, est retrouvé mort dans sa chambre de garde de l’hôpital Lariboisière à Paris, une seringue à ses côtés. Durant l’été, un infirmier, puis un ouvrier de l’établissement Saint-Louis, ont tenté de mettre fin à leurs jours. Les mois précédents, une secrétaire de la Pitié-Salpêtrière, en conflit avec sa hiérarchie, se jetait sous un train ; un agent technique de Trousseau se poignardait dans les couloirs de l’établissement, un agent de maîtrise se pendait à l’hôpital Robert-Debré. Sans remonter plus en amont, Estelle, 34 ans, cadre à l’hôpital Bichat, se pendait chez elle pendant l’été 2008 : la direction de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) réglait peu après à sa famille un stock de 200 jours de repos non pris et d’heures sup… Au total, une dizaine de suicides ou de tentatives ont émaillé la vie de l’AP-HP depuis près d’un an. Autant de cas dont le contexte ou les témoignages des proches laissent suggérer un lien avec le travail.
«Danger grave». A la demande des représentants du personnel, un CHSCT extraordinaire (comité d’hygiène et de sécurité) s’est tenu vendredi matin. «Sans grandes avancées pour l’instant, regrettait à sa sortie Yannick Perrin, de SUD Santé. L’organisation hospitalière est devenue si violente que remonter la pente va être très difficile.» Restrictions budgétaires, regroupements d’établissements, mise en place de «process qualité» incongrus, les ingrédients qui bouent depuis des années dans la marmite «hôpital» sont en passe de la faire déborder. Et, sur ce point, l’AP-HP, qui regroupe une cinquantaine d’établissements en région parisienne, est un miroir à peine grossissant de la situation hospitalière en France. Des aides-soignants aux cadres, en passant par les médecins et les infirmières, le malaise induit par la pression budgétaire est patent.
A Lariboisière, Elisabeth Genest (CGT) voit de plus en plus de jeunes infirmières arriver «en pleurant» dans son local. «Elles doivent assurer coûte que coûte les soins aux patients, malgré les réductions d’effectifs renouvelées chaque année et les postes non pourvus parce que les conditions de travail sont telles qu’on n’arrive plus à recruter.» A Necker, le redéploiement du personnel «se fait dans une grande confusion», selon Michel Foucher (CFDT). «Une infirmière est changée de service du jour au lendemain, mais sans formation adéquate. On met le soignant en danger, et derrière lui, le patient.»
Une situation qui a poussé le syndicat, il y a quelques mois, à tirer la sonnette d’alarme pour «danger grave et imminent» au sein du secteur de gastro-entérologie. La possibilité de faire une bêtise «était alors énorme» dans un service où trois infirmières, dont une en période d’intégration, devaient s’occuper de 17 enfants «nourris par des tuyaux». A la Pitié, Didier Choplet (CFDT) a réclamé à la direction une étude (refusée), suite à «l’épuisement professionnel» du personnel qui assure, pour certaines catégories, jusqu’à 80 heures de travail par semaine. «L’encadrement de proximité, éreinté, prend des décisions incohérentes. La direction, elle, se dit impuissante. Nous sommes piégés, et tout le monde est très très mal.» Le tout dans un système de santé «qui se transforme en industrie du soin».
Rationné. A cela s’ajoutent les innovations de directions obligées de racler les fonds de tiroirs. Dans plusieurs hôpitaux, comme à Trousseau, la facturation par les soignants eux-mêmes est expérimentée, pour faire face à la réduction du personnel administratif. A Henri-Mondor, la directrice faisait payer un droit d’entrée au self pour les personnels venant avec leur propre gamelle. Elle est revenue en arrière sous la pression des agents. Dans d’autres établissements, la médiathèque est supprimée ou la crèche rationnée.
Mais le pire est à venir. Car, à cette situation déjà très tendue, va se greffer bientôt la mobilité imposée par les regroupements d’établissements. «Les équipes de soins, confrontées à des choses délicates comme la maladie et la mort, ont besoin de stabilité. Or ces évolutions vont percuter des collectifs qui sont déjà au bord de l’explosion», s’inquiète Elisabeth Genest, de Lariboisière. Normalement plus modéré, Thierry Amouroux, du Syndicat national des infirmiers, estime, lui, qu’«on a atteint le point de rupture». Preuve en est, selon lui : les cinq erreurs médicales en six mois liées au personnel infirmier. «Quand vous êtes épuisé et à flux tendu, c’est là que vous faites des erreurs. Et que vous mettez le patient en danger.»
Plutôt épargnés jusqu’alors, les médecins eux aussi montent au créneau. «En plus de l’asphyxie financière des établissements, on nous impose des process qualité déconnectés du terrain, explique Bruno Devergie, de la Confédération des praticiens hospitaliers. Ajoutés à la judiciarisation des rapports avec les patients, ces prescriptions rendent le climat de plus en plus oppressant.» Même inquiétudes pour Lola Fourcade, du Syndicat des internes de l’AP-HP : «Nous payons encore la baisse dramatique du numerus clausus des années 90. La charge de travail conduit de nombreux internes au burn-out.» Et de rapporter le cas d’un interne en chirurgie infantile qui, en raison de la charge de travail, a dû être hospitalisé pour dénutrition : il ne disposait plus du temps nécessaire pour se restaurer…
(1) Le prénom a été modifié
Parfois, on n’est pas loin de la maltraitance organisée» – Michèle* . 59 ans, infirmière en gériatrie :
Par LUC PEILLON
«Lorsque j’ai commencé au service gériatrie, nous étions deux infirmières et six aides-soignantes pour 40 patients. Depuis la création des pôles, il y a deux ans, je suis seule avec quatre aides-soignantes pour 35 patients. Je suis seule car, lorsque nous sommes deux, ma collègue ou moi sommes envoyées dans un autre établissement. Devoir changer du jour au lendemain de service, avec des patients que l’on ne connaît pas, est très déstabilisant. Beaucoup ont alzheimer et ne connaissent même plus leur nom. Vous devez vérifier l’identité des gens, parfois en regardant ce qui est inscrit sur les pyjamas, pour ne pas vous tromper dans l’attribution des médicaments. Et quand vous les retrouvez dans la salle à manger, vous ne savez plus qui est qui. Vous ne connaissez pas non plus leur pathologie. La seule aide, c’est celle de l’ordinateur. Vous faîtes de l’abbatage, de la distribution mécanique de médicaments, alors que ce moment est censé être un instant privilégié avec le patient.
«Face à cette situation, l’encadrement nous dit d’ »adapter notre stratégie ». Sous entendu, de gagner du temps en s’organisant mieux. Or en gériatrie, il est impossible de réduire le temps consacré aux patients, sous peine de dégrader la qualité des soins. Quand quatre aides-soignantes doivent lever, laver, habiller et faire manger 35 personnes âgées, vous êtes déjà en flux tendu. Vous ne pouvez pas les bousculer. Pour les faire manger, il faut les installer, s’en occuper jusqu’à la dernière bouchée. Même donner à boire prend du temps. La conséquence, par exemple, c’est que beaucoup doivent être sous perfusion sous-cutanée la nuit pour être réhydratés, car les soignants n’ont pas pas pu les faire boire correctement dans la journée. Certaines fois, on n’est pas loin de la maltraitance organisée. Or ces perfusions sont prescrites par les médecins. Eux-mêmes savent donc, comme l’encadrement, à quel stade nous en sommes.
«J’aimais beaucoup mon travail. Mais, maintenant, lorsque je rentre le soir épuisée, je suis frustrée. J’ai le sentiment du travail mal fait, et ça, c’est terrible. Je dors mal la nuit, car je ne sais pas où je serai envoyée le lendemain. Je ne sais vraiment pas où l’on va. Mais je ne conseille à personne d’être malade aujourd’hui, et encore moins de vieillir à l’hôpital.»
* Le prénom a été modifié
«Sur les suicides, la direction est officiellement dans le déni» – Christian*, 45 ans, directeur d’établissement à l’AP-HP :
Par LUC PEILLON
«Je pense qu’on a atteint le point de rupture, voire qu’on l’a dépassé dans certains services. Le sentiment de ne pas y arriver, de ne pas pouvoir faire ce pour quoi on est formé, s’est répandu de manière très forte au sein de l’AP-HP. Car, au fur et à mesure des économies imposées, on a modifié le contenu même du travail. Parallèlement, on demande au personnel de suivre une démarche qualité en complète contradiction avec la dégradation des conditions de travail liée à la pression financière. Ce sont ces injonctions contradictoires qui provoquent aujourd’hui un tel malaise à l’hôpital. Nous-mêmes, en tant que directeurs d’établissements, nous subissons la pression de la direction centrale de l’AP-HP, qui subit à son tour une forte pression de Bercy. La direction, officiellement, est encore dans le déni sur la question des suicides ou du mal-être au travail. Mais nous avons eu, en interne, une sensibilisation sur ces questions il y a quelques semaines. Preuve qu’elle reconnaît les difficultés. Au moins officieusement.
«Cette politique, qui conduit à ces pressions, est d’autant moins justifiée qu’elle repose sur une notion très controversée : celle de déficit. C’est pour moi un abus de langage. Un établissement hospitalier n’a pas de marges de manœuvres sur ses dépenses, sauf à décider qu’il ferme les urgences quatre heures par jour pour réguler les entrées, ou qu’il va supprimer d’autorité un service. Ce qui est évidemment impossible. Ce n’est pas le directeur qui décide de l’existence de tel ou tel service, mais le ministère. Le déficit d’un établissement n’est donc rien d’autre que la baisse de l’enveloppe qui lui est allouée, et non compensée, puisqu’il y a un maintien, voire une hausse de l’activité de soins. Cette situation de pénurie génère aussi des tensions entre les services, et à l’intérieur des services eux-mêmes. Certains se plaignent d’être moins considérés que d’autres, notamment du fait de la mise en concurrence née de la tarification dite « à l’activité ». Le personnel « éponge » pour l’instant toutes ces tensions, mais pour combien de temps encore ?
«Cette logique est dramatique pour l’avenir. D’autant qu’on met sous pression toute l’institution hospitalière pour moins d’un milliard d’euros de « déficit » annuel, alors qu’au même moment, on sait trouver des milliards pour un plan de relance ou de soutien au secteur bancaire. Je reste cependant optimiste car j’espère un sursaut de la part de nos responsables.»
* Le prénom a été modifié