Le système de santé français hybride (financement public, distribution publique et privée) a longtemps montré sa supériorité sur le système anglais, pour l’essentiel étatique, et sur le système américain, majoritairement privé. Cependant, l’augmentation annuelle régulière du coût de la santé, atteignant 11 % du produit intérieur brut (PIB), contre 9 % en Angleterre et 16 % aux USA, impose une régulation. Le tout est de savoir laquelle.
Par André Grimaldi
Chef du service de diabétologie-métabolisme du groupe hospitalier de la Pitié-Salpêtrière (Paris).
De façon surprenante par ces temps de crise, c’est la régulation par le marché, à l’américaine, transférant une partie des coûts de la collectivité vers les ménages, qu’ont choisie nos dirigeants. En effet, pour les néolibéraux qui inspirent le gouvernement, seul le marché libre où chacun achète selon ses moyens permet d’assurer l’adéquation entre l’offre et la demande solvable, et seule la concurrence permet d’obtenir la qualité au moindre coût. Quant à la productivité des professionnels, elle ne peut être stimulée que par l’intéressement financier et la précarisation de l’emploi. Le « new management » industriel, associant recentrage de l’activité sur le « cœur de métier », rotation des tâches et mobilité des agents, permet la souplesse nécessaire à l’adaptation. Bref, le merveilleux modèle France Télécom !
Qu’importe que le marché ne puisse pas répondre au cahier des charges de la santé — utilité sociale, qualité élevée et moindre coût —, comme l’ont montré toutes les expériences historiques, pour la simple raison que l’usager n’est pas un consommateur éclairé qui a choisi d’être malade, mais une personne plus ou moins affaiblie, plus ou moins angoissée, dont les besoins sont potentiellement illimités, ce qui rend le marché totalement manipulable. La seule question qui vaille est : comment appliquer ce projet mercantile au système de santé français ?
D’abord, en changeant le vocabulaire : ne dites plus médecins ou infirmières mais « producteurs de soins » ; ne parlez plus de patients ou d’usagers mais de « consommateurs » ou de « clients » ; ne dites plus « répondre aux besoins de la population » mais « gagner des parts de marché » ; ne parlez plus de dévouement ou pire de sacerdoce, mais de « gains de productivité » et de « travail à flux tendu » — d’aucuns ont fait le calcul qu’une consultation de patients sidéens n’est rentable que si elle ne dure pas plus de 12 minutes ; ne dites plus salaire ou indemnité mais « part variable à l’activité ». Vous verrez : au début on sourit, puis on s’y fait, et, en le répétant suffisamment, on finit par le penser.
Mais comment créer un marché qui n’existe pas ?
D’abord, en mettant en place un financement par un pseudo prix de marché administré (la tarification par pathologie dite à l’activité ou T2A), et surtout en imposant une convergence des tarifs (sorte de prix uniques), d’abord intra-sectorielle (entre tous les hôpitaux confondus), puis intersectorielle (public-privé), comme le réclame à corps et à cris la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP) (lire « Traitement de choc pour tuer l’hôpital public », Le Monde diplomatique, février 2008). Cette convergence intersectorielle avait été reportée à 2018 sous la pression du mouvement des personnels soignants médicaux et paramédicaux des hôpitaux publics en avril dernier. Mais, cédant au lobbying des cliniques privées commerciales et revenant sur la parole donnée, Mme Roselyne Bachelot a décidé de la mettre en place progressivement, dès 2010. « A titre expérimental », bien sûr.
Ensuite, en supprimant, dans la loi « hôpital, patients, santé et territoires » (HPST) adoptée en juillet 2009, les trois secteurs — hôpitaux publics, hôpitaux privés à but non lucratif participant au service public PSPH, et cliniques privées commerciales ; ils sont rassemblés sous le joli nom d’« établissements de santé », ce qui permet ensuite à la ministre de prétendre constituer, sous la houlette des agences régionales de santé (ARS), « un grand service public unifié de santé ». Tout l’art de la communication est dans l’« unifié », qu’il faudrait traduire par « vente à la découpe des missions de service public » : à Bourgoin-Jallieu (Isère), par exemple, ce « partenariat public-privé » s’est soldé par l’octroi en mai 2009 d’un nouveau scanner à la clinique privée malgré une activité bien supérieure de l’hôpital public.
Légitimement, le président du groupe privé Générale de Santé, M. Frédéric Rostand, se félicite que la loi HPST ait « ouvert plus largement les missions de service public aux établissements de santé privée, notamment la formation des internes et des chefs de clinique ». M. Jean Loup Durousset, président de la FHP, célèbre pour « les dysfonctionnements sévères » de sa maternité à l’enseigne « Bien naître » (rapport de la Direction régionale des affaires sanitaires, avril 2009), prétend que quatre cent cinquante cliniques privées sont prêtes à accueillir des internes. Le but de ces cliniques commerciales est tout simplement d’accueillir des internes en fin de cursus et d’assurer ainsi le recrutement de leurs futurs chirurgiens.
Résultats de cette politique : à l’Assistance publique de Paris (AP-HP), on parle de la suppression de 4 500 emplois, dont 500 emplois médicaux, d’ici 2012 ; le directeur des hôpitaux civils de Lyon, M. Paul Castel, a fait savoir que, pour retrouver l’équilibre financier, « il faudra vendre l’immobilier, diviser par quatre les investissements, rationaliser la logistique, spécialiser les dix-sept hôpitaux, ne remplacer que un départ sur quatre pour le personnel administratif, un sur deux pour le personnel médico-technique et trois sur quatre pour les soignants » (Le Figaro du 17 août 2009). Pendant ce temps, la Générale de Santé se félicite d’avoir investi 220 millions d’euros en 2008 et autant pour 2009, et d’avoir accueilli quatre cent cinquante praticiens dans les dix-huit derniers mois.
En réalité, nous sommes au milieu du gué. Les concepteurs du projet avancent pas à pas. Première étape en 2004. On nous a dit : le paiement à l’activité sera progressif et ne dépassera pas 50% du budget hospitalier — « T2A à moins de 50 % » —, délégation des pouvoirs de gestion aux médecins, augmentation de l’activité. Deuxième étape en 2008 : T2A à 100 %, cogestion entre les médecins et l’administration, amélioration de « l’efficience ». Troisième étape en 2009 : loi HPST, fin de la cogestion — vous êtes là pour obéir au directeur —, plafonnement des emplois et donc réduction de l’activité. Très vite, nous allons connaître la quatrième étape : changement de statut des médecins hospitaliers qui vont devenir contractuels (comme les directeurs d’hôpitaux). Puis la cinquième : changement de statut de l’hôpital public, qui deviendra un établissement privé à but non lucratif, et changement de statut pour les personnels nouvellement embauchés.
Parallèlement, « pour sauver la Sécu », il est prévu d’augmenter ce qui reste à la charge des patients (franchises, forfaits, augmentation des tarifs des mutuelles, etc …), puis de transférer la gestion du financement des affections longue durée (ALD) aux mutuelles et aux assurances privées, au nom de l’amélioration de la qualité des soins grâce à des « contrats qualité personnalisés » négociés entre les assureurs et les professionnels.
On peut imaginer une sixième étape, avec la fin du monopole de la Sécurité sociale, et une septième, avec l’abrogation de l’Objectif national de dépense de l’Assurance maladie (ONDAM), qui fixe à ce jour le montant du budget public national de la santé. Désormais les tarifs seront libres, fixés par la concurrence « non faussée » sur le marché, qui sera d’ailleurs un grand marché européen. Ainsi pourra naître un nouveau système de santé, véritable coproduction franco-américaine ayant gardé du système français la CMU et le financement des cas les plus graves par la collectivité, et ayant pris au système américain la gestion par les assureurs privés du marché rentable de la santé : un cauchemar pour les médecins et pour les malades, un rêve pour les assureurs et les « nouveaux manageurs ».