La Ligue des droits de l’homme (LDH) a lancé, à l’automne 2009, une campagne intitulée « Urgence pour les libertés », axée sur cinq thèmes : asphyxie de la démocratie, exclusion et droits sociaux, droits des étrangers, justice-police-prisons, société de surveillance. Jean-Pierre Dubois, professeur de droit public à Paris-XI et président de la Ligue, analyse, dans ce contexte, la nouvelle loi sur la sécurité intérieure.
Pourquoi avoir lancé une campagne sur les libertés publiques ?
Parce que nous voyons converger une série de dérives et de régression des droits qui vont très au-delà de nos inquiétudes récurrentes. Il y a une histoire longue de ces dérives, qui commence à la fin des années 1970, mais sur cette tendance lourde se greffent des aggravations considérables.
Si nous revenions à l’époque de Georges Pompidou, nous serions surpris du « laxisme » des gouvernements. Cela paraît incroyable, mais avant 1970, la consommation de stupéfiants n’était pas un délit. En 1977, le Conseil constitutionnel interdisait à un policier d’ouvrir un coffre de voiture parce que c’était un élément du domicile. Et il n’y avait pas de législation antiterroriste dérogeant aux droits de la défense, permettant des gardes à vue prolongées, débouchant sur des détentions provisoires de quatre ou cinq ans. Même l’extrême gauche n’oserait pas revenir aux années 1970.
Pourquoi cette évolution ?
Robert Badinter avait vu juste quand il parlait de « lepénisation des esprits ». On pourrait démontrer qu’une bonne moitié du programme présidentiel de Jean-Marie Le Pen en 2002 est passé au Journal officiel depuis. C’est grave, mais malheureusement vrai.
Comment analysez-vous la loi sur la sécurité intérieure ?
Beaucoup de choses me choquent, mais le plus terrifiant, c’est la logique d’interconnexion des fichiers. Il n’y a pas une semaine où n’est pas créé un nouveau fichier de police, et on installe aujourd’hui un gigantesque carrefour du fichage et du traçage. Si l’on croise les GPS des voitures, les téléphones portables, les passes Navigo de la RATP, on aboutit à une localisation permanente des gens qui est fascinante.
La vidéosurveillance se transforme en vidéoprotection…
C’est la novlangue, comme on dit plan social pour plan de licenciement : nous protéger signifie désormais nous surveiller, et l’idéal du citoyen devient le détenu de Fleury-Mérogis, effectivement constamment sous « protection ». Nous sommes entrés dans une société du soupçon, chaque citoyen est suspect, chaque internaute un pirate potentiel. Paris se met à la vidéosurveillance, quand Miami l’abandonne. Miami, pourtant un bastion sécuritaire, démonte ses caméras parce que ça coûte un argent fou et que cela ne sert à rien. L’objectif véritable en France n’est pas la sécurité, c’est d’habituer le citoyen à être surveillé.
Que propose la Ligue ?
Nous proposons un pacte pour les droits et la citoyenneté. Pas un programme politique, seulement la recherche de convergence de la société civile pour redonner espoir en l’avenir. Pour la justice, il est essentiel de préserver l’indépendance de la phase d’instruction. Non pas que nous soyons satisfaits du statu quo, le juge d’instruction est légitimement critiqué, mais parce que le degré actuel de dépendance du parquet n’est pas tolérable.
S’y ajoute la suppression des procédures d’exception. La France n’a vécu que cinq ans sans justice d’exception, de 1981, année de la suppression de la Cour de sûreté de l’Etat et des tribunaux permanents des forces armées, à 1986, vote des lois antiterroristes. Aujourd’hui, 40 % des affaires échappent au droit commun. La loi devrait être la même pour tous, qu’elle protège ou qu’elle punisse, conformément aux principes de 1789.
Sur la police, nous voudrions créer une attestation de contrôle d’identité. A chaque contrôle, le policier inscrirait son nom, celui de la personne contrôlée, le lieu, l’heure et le motif légal du contrôle. Cela sécuriserait les personnes contrôlées et prendrait cinq minutes. Ce système fonctionne déjà en Espagne et à Chicago où les policiers s’en trouvent fort bien.
Pour les prisons, nous voulons proscrire « les sorties sèches ». Toute fin de peine de prison doit s’exécuter à l’extérieur sous contrôle judiciaire. C’est important pour les droits des détenus mais aussi pour protéger la société : le taux de récidive est trois fois inférieur quand le détenu a préparé sa sortie.
Et les fichiers de police ?
Il faut généraliser le droit d’accès et de rectification aux fichiers et créer un habeas corpus numérique : qu’est-ce qu’on dit sur moi, est-ce que je peux rectifier ce qui est faux, etc. Nous proposons un référé vie privée, permettant aux citoyens de saisir un juge qui puisse, sous peine d’astreinte, mettre fin au fichage abusif. Nous allons discuter avec nos partenaires associatifs et syndicaux pour ensuite porter ces propositions devant les forces politiques à l’automne. A elles ensuite de s’en saisir.