L’AVENIR RADIEUX DE LA FLICHIATRIE
L’Etat français néolibéral, après une campagne médiatique sécuritaire commandée avec acharnement par celui qui l’incarne, compte réformer la loi de 1990 sur les soins sans consentement.
Contrairement à l’analyse qui en est faite par de nombreux confrères psychiatres, le danger principal de ce projet de loi ne réside pas dans la multiplication des hospitalisations à la demande de l’autorité publique, qui signerait le retour du grand renfermement asilaire. L’internement coûte cher, et le personnel soignant comme les places manquent : que la surpopulation devienne la règle à l’hôpital comme c’est le cas en prison, est une hypothèse improbable – on n’a pas encore trouvé par quel mécanisme schizophrénique faire rentrer deux patients dans une seule chambre d’isolement…
Non, la conséquence la plus redoutable de cette loi (si elle est adoptée) va être la généralisation des soins sans consentement en ambulatoire[1], et la société de contrôle panoptique qu’elle annonce et va entraîner irrémédiablement dans son sillage… Ce que cette loi présage, ce n’est en effet ni plus ni moins que le grand renfermement… à domicile !
Tels sont les symptômes avant-coureurs de cette évolution sociale tout à la fois psychologique et politique, d’un enfermement chez soi et en soi croissant, compatible avec la poursuite d’objectifs économiques nécessitant un parfait conformisme des masses à l’ordre public dominant :
– L’inviolabilité du domicile n’existe plus depuis la loi Perben II de 2004 : la police peut rentrer chez n’importe qui à toute heure du jour et de la nuit. Cette intrusion est redoublée par la toute récente loi LOPPSI II, qui permet désormais l’espionnage par la police de toutes les communications électroniques privées.
– Le chef de l’Etat français lui-même, dans un discours qui a fait date, a promis l’aide technique de la géolocalisation pour surveiller les dangereux schizophrènes (c’est devenu un pléonasme pour le bon peuple). L’assignation à domicile (ou à proximité) par bracelet électronique est déjà largement étendue depuis 1997 comme peine substitutive à l’enfermement carcéral.
– L’hospitalisation à domicile psychiatrique a été expérimentée et s’est développée dans de nombreux départements depuis 2004[2].
– Il appartient aux médecins de prononcer les arrêts de travail, comportant des heures fixes de présence quotidienne obligatoire à domicile[3]. Cette disposition vise à faciliter les contrôles, notamment à l’initiative des employeurs[4], pour lutter contre la fraude aux arrêts de travail abusifs. Il est particulièrement intéressant de constater comme le recours banalisé à la caution scientiste de la médecine permet ainsi d’enfreindre la liberté d’aller et de venir, droit pourtant constitutionnel[5] !
– Rappelons comment la propagande testée en 2008 autour de la grippe A, a répandu l’idée d’un confinement généralisé de la population, et planifié un état d’exception où les droits du travail et de la justice pourraient être bafoués du jour au lendemain.
– Un apartheid physique s’étend à l’échelle mondiale entre les riches, les méritants, les élus d’un côté, et les pauvres, les malades, les parias de l’autre : centres de rétention, murs de séparation entre ou à l’intérieur des états, délimitant des zones vertes et rouges[6], multiplication des résidences et maintenant des villes sécurisées ;
– Conséquence directe de la privatisation de l’existence comme du bouleversement des moyens de communication, se développent également le télétravail, la télémédecine, le téléachat, l’enseignement à domicile, l’éducation thérapeutique…
– Garante de la santé mentale de toute la population, la psychiatrie s’occupe désormais de « traiter » tout trouble du comportement, autrement dit toute déviance par rapport à la norme sociale telle que, par exemple, le trouble oppositionnel (ce qui évoque irrésistiblement la psychiatrie du goulag soviétique, où l’opposition politique constituait une maladie mentale[7]). De la police intérieure pinelienne en passant par l’intériorisation surmoïque freudienne de la contrainte externe, jusqu’aux neurosciences qui permettent d’inscrire médicalement aujourd’hui toute défaillance, toute différence à l’intérieur même du cerveau voire du capital génétique de chacun : la métaphore médico-psychologique ne pouvait rester lettre morte après deux siècles de délire positiviste… Flicage psychiatrique et techno-scientiste destiné effectivement à tous nous surveiller : le fichage informatique se généralise[8], tandis que les députés du parti du chef de l’Etat français prônent le fichage de l’ADN à la naissance et du comportement des enfants dès la maternelle. Désormais, le management comportementaliste par l’autoévaluation et l’amélioration continue de ses performances consacre partout la psychologisation hygiéniste du ministère de l’intérieur : chacun est devenu son propre policier, son propre médecin, son propre chef d’entreprise privée individuelle, s’auto-contrôlant et s’auto-développant pour se soumettre aux normes biologiques de la neuro-économie. Le repli sur soi obéit à la loi du marché et accomplit la sélection naturelle… Sauve qui peut ! Mais en rangs : la guerre économique mondiale nécessite que soit garanti jusqu’au bout le moral des troupes. Voici pourquoi la psychiatrie est désormais au cœur des enjeux politiques, instrumentalisée par le pouvoir psycho-économique, pour lequel seule compte la loi égoïste du profit et de la concurrence : la santé mentale positive néolibérale, n’est-ce pas savoir profiter des opportunités pour s’adapter à une situation à laquelle on ne peut rien changer[9] ? Chacun pour soi, chacun chez soi, et tous pour la compétition économique (comme l’explique la présidente de la fondation neuro-scientiste FondaMental, autre députée du parti au pouvoir)[10] !
– La loi de 1990 est une loi d’exception, dérogeant au droit commun : la seule où une mesure de privation de liberté est décidée non par un juge, mais par le représentant de l’Etat… Exception qu’aggravera la réforme annoncée, puisque le Préfet ne sera jamais tenu de suivre l’avis médical, et choisira lui-même l’expert psychiatre, exercice qu’il pourra répéter indéfiniment – jusqu’à ce que le Juge des libertés et de la détention, indépendant comme chacun sait de toute pression exécutive, ose s’y opposer. Bref, toute personne extériorisant son « trouble » hors de chez elle, ou se mettant hors d’elle, risquera demain légalement d’être « traitée », c’est-à-dire neuroleptisée, à vie…
– Il n’est pas hors de propos de rappeler enfin, last but not least, que le pic de Hubbert est déjà vraisemblablement derrière nous : la production de pétrole va se tarir inexorablement dans les 20 ans à venir… Cette crise énergétique ultime, sauf lapin sorti in extremis du chapeau par quelque allègre magicien, annonce le grand retour de la marche à pied, excellente au demeurant pour la santé physique et mentale du plus grand nombre, mais gênante pour que le plus grand nombre aille faire ses courses au centre commercial de plus en plus excentré, comme pour aller voir son psychiatre en consultation…
Que peut-on conclure de tous ces éléments juxtaposés, vers quelle perspective menaçante convergent-ils ? N’est-ce pas celle toute tracée par les idéologues ultra-libéraux de la post-modernité bien-pensante et bêlante, du TINA[11] de lady Thatcher à la fin de l’Histoire de mister Fukuyama[12] ? Le bonheur individuel du développement personnel, le must de l’épanouissement psycho-technique ne résident-ils pas dans le cocooning et l’hyperconsommation, chacun enfermé chez soi devant le miroir narcissique de ses écrans magiques, communiquant instantanément avec le monde entier par mails, blogs, textos et facebook – et grâce à cette bonne vieille télévision qui nous captive toujours de son star-système hypnotique, la réussite par l’argent facile et le succès médiatique, de l’enfant-roi au chef de l’Etat français bling-bling ?
Vers quelle post-humanité monstrueuse, vers quelle convergence funeste de l’hyper-individualisme de la jouissance immédiate et de l’hyper-étatisme du contrôle médicalisé et policé de nos consciences tendons-nous ainsi inexorablement ?
Le sociologue et philosophe Hartmut Rosa[13] a bien décrit cette « immobilité fulgurante » dans laquelle nous allons tous être bientôt emmurés vivants[14]… L’apocalypse intériorisée avant même l’heure dernière !
L’isolement à domicile, pour résumer, c’est que du bonheur : bénéfice économique (évitement de l’hospitalisation et marché florissant de la sécurité), bénéfice sécuritaire (préservation de la tranquillité publique), bienfait psychologique (promotion du confort narcissique), bienfait écologique (amortissement de la crise énergétique)… La paralysie sociale, la noyade collective programmées dans la bonne humeur communicative du troupeau normopathique !
L’avenir radieux de la psychiatrie : le grand renfermement à domicile ! Et les moutons seront bien gardés, en attendant de se jeter à l’eau comme un seul homme, le dernier homme, le meilleur pour la fin… Dans sa folie de plus en plus furieuse, l’Etat français néolibéral prendrait-il les psychiatres, ces garde-fous du désordre symbolique, pour d’ultimes Panurges ?
Olivier LABOURET, Médecin Psychiatre
Union Syndicale de la Psychiatrie
Collectif contre la Nuit Sécuritaire
Conseil Scientifique d’Attac
[1] Pouvant comporter des soins à domicile, article L.3211-2-1 du projet de loi.
[2] Circulaire DHOS du 4 février 2004.
[3] Article L.323-6 du Code de la sécurité sociale, instauré par la Loi de financement de la sécurité sociale 2007.
[4] Loi relative à l’assurance maladie du 9 août 2004.
[5] Décision du Conseil Constitutionnel du 12 janvier 1977.
[6] Lire W. Brown, Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, les Prairies ordinaires, 2009 ; N. Klein, la Stratégie du choc, Actes sud, 2008.
[7] Lire W. Boukovsky, Une nouvelle maladie mentale en URSS : l’opposition, Seuil, 1971.
[8] Fichage simultanément policier, financier, social et sanitaire, dont les trois finalités visent à éliminer toute déviance individuelle : interconnexion croissante, prédiction de tout « trouble » ou délit, contrôle des populations à problèmes sous le masque de la lutte contre la fraude et contre la délinquance (pauvres, jeunes, étrangers, malades, militants…).
[9] Lire le rapport du Centre d’analyse stratégique, la Santé mentale, l’affaire de tous, novembre 2009.
[10] Voir Un monde sans fous, documentaire de P. Borrel, Cinétévé, avril 2010.
[11] There is no alternative.
[12] La Fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992.
[13] Accélération. Une critique sociale du temps, la Découverte, 2010.
[14] Sauf renouveau politique altermondialiste et alterpsychiatrique !