Article de Mediapart du 29 novembre 2010 : Vers une privatisation de la Sécurité sociale

Par Laurent Mauduit

La France est à la veille d’une réforme gravissime, l’une des plus lourdes depuis la Libération: à petits pas, sans le dire, Nicolas Sarkozy prépare une privatisation rampante de la Sécurité sociale. C’est à la faveur du dossier de la dépendance, présenté comme le grand chantier présidentiel de l’année 2011, que les premiers coups de boutoir seront donnés contre ce système clef de l’Etat providence que les Français perçoivent à juste titre comme leur premier et principal acquis social, le pivot essentiel de notre modèle social.


Rien n’est dit publiquement. Dans toutes ses déclarations officielles, Nicolas Sarkozy jure même de son attachement à la Sécurité sociale, qui, depuis sa fondation en 1945, repose sur le système de la répartition, c’est-à-dire sur un système collectif et solidaire, tournant le dos au système de l’assurance privée individuelle. Depuis des lustres, le lobby très puissant des assureurs privés rêve de mettre à bas ce système. Et pour la première fois, un gouvernement, celui de François Fillon, s’apprête à accéder à ses demandes.

Le premier à sonner la charge a été Claude Bébéar, le fondateur du groupe d’assurance Axa, qui, dès 1996, avait sommé le gouvernement d’Alain Juppé d’avancer vers des « sécurités sociales privées », en émettant la recommandation que ce système fonctionne au « premier franc ». « Autant dire, tuer la Sécurité sociale », commentait à l’époque L’Express.

Puis, il y a eu un deuxième assaut, celui de Denis Kessler (ancien numéro deux du patronat, ancien président de la Fédération française des sociétés d’assurance et actuel président de la Scor, un géant de la réassurance) qui, dans une déclaration tonitruante au magazine Challenges, le 4 octobre 2007, avait estimé que la politique économique de Nicolas Sarkozy était moins brouillonne qu’on pouvait le penser : « Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme… A y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! »

Et enfin, il y a eu un troisième assaut, plus récent celui-là, le 9 mai 2010, celui d’Alain Minc, qui a suggéré, avec la morgue qu’on lui connaît, que les personnes âgées coûtaient trop cher à la collectivité et qu’il fallait trouver de nouvelles sources de financement. Une sortie qui a beaucoup choqué dans le pays, et dont on n’a pas bien compris à l’époque qu’elle était prémonitoire.

Mais, avant d’aller plus avant, arrêtons-nous un moment sur la sortie de Denis Kessler, partisan de remettre en cause le programme du CNR. Car tout est là ! L’une des mesures phare de ce célèbre programme (on peut le consulter ici), diffusé à l’époque dans le sud de la France sous le titre Les Jours heureux, est d’instaurer « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ». Et c’est pour respecter cet engagement que dès le 4 octobre 1945 une ordonnance est prise dont l’article 1 est le suivant : « Il est institué une organisation de la sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent. »

Pressant à l’automne 2007 Nicolas Sarkozy de tourner le dos à cet héritage, Denis Kessler a certes été un peu vite en affaire, car dans les mois suivants, le chef de l’Etat n’a pas exaucé son souhait. Mais le chef de file du lobby des assureurs privés ne s’est trompé que sur le calendrier. Car c’est bel et bien en ce sens que le gouvernement compte désormais avancer. Et c’est le difficile dossier de la dépendance qui va lui en fournir le prétexte. Décryptons en effet les déclarations de ces derniers jours.

Le premier à s’être exprimé sur le sujet est Nicolas Sarkozy. C’est lui, lors de son récent entretien télévisé, le 16 novembre, qui a indiqué que le dossier de la dépendance serait le grand chantier de 2011. Et en apparence, il en a parlé dans des termes qui ne justifient aucune inquiétude. Indiquant que la réforme gouvernementale serait introduite dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale débattue à l’automne 2011 au Parlement et qu’elle serait précédée d’une grande consultation s’étalant sur six mois, il a en apparence été fidèle à cette tradition qu’incarne la Sécurité sociale.

Rappelant qu’en 2040, la population des plus de 60 ans aura progressé de +30% voire +50%, le président de la République a évoqué la nécessité d’aboutir à un «système juste et équitable» pour qu’une personne âgée où «qu’elle se trouve sur le territoire puisse vivre dignement chez elle ou dans une maison (…) Nous réglerons la question de la dépendance (…) et apporterons une réponse à l’angoisse des gens». Que redire à cela ?

Une protection sociale généreuse pour les riches, réduite pour les pauvres

Soulignant qu’il « y a 250.000 personnes de plus par an victimes d’Alzheimer» en France, il a ajouté que son ambition était de résoudre la «question de la place des personnes âgées dans la société », « la question de la dignité des vieux, d’une population dont la vieillesse augmente, et d’enfants qui sont totalement démunis » face à la dépendance de leurs parents âgés.

Mieux que cela! Le chef de l’Etat a aussi apporté cette précision, qui peut sembler lever les ultimes inquiétudes: cette réforme devra déboucher sur la création à l’automne prochain «d’un nouveau risque, une nouvelle branche de la Sécurité sociale», la dépendance, aux côtés des quatre branches actuelles que sont la maladie, la famille, la retraite et les accidents du travail. En clair, le propos suggérait que ce nouveau risque, qui va exploser dans les années futures, ne sera pas le prétexte à un contournement de la Sécurité sociale. « Je souhaite la création, pour la première fois depuis la Libération, d’un nouveau risque, d’une nouvelle branche de la Sécurité sociale : le Cinquième Risque », a dit Nicolas Sarkozy.

Seulement voilà! Après ces propos rassurants, le chef de l’Etat a aussi glissé, comme si de rien n’était, d’autres remarques qui n’ont guère fait de bruit. Cela a été dit habilement, sous la forme de questions. Mais cela mérite tout de même attention. « Faut-il faire un système assurantiel ? Obliger les gens à s’assurer ? Faut-il augmenter la CSG ?
Faut-il avoir recours à la succession quand les enfants n’ont pas la volonté ou pas les moyens ? »

L’air de rien, au milieu d’autres pistes, Nicolas Sarkozy pose donc la question: «Faut-il faire un système assurantiel ? » En clair, faut-il sortir de la Sécurité sociale pour faire couvrir ce risque par les assureurs privés? Le chef de l’Etat n’a pas répondu à ses propres questions; il a juste suggéré que toutes les pistes étaient ouvertes.

Mais en fait, on va vite voir que ces interrogations présidentielles sont au cœur des éléments de langage, si l’on peut dire, que l’exécutif a mis au point pour préparer les esprits à une privatisation rampante de la Sécurité sociale.

Ecoutons en effet ce que dit, quelques jours plus tard, le 24 novembre, François Fillon, lorsqu’il prononce devant l’Assemblée nationale sa déclaration de politique générale (que l’on peut lire ici dans sa version intégrale): «Avec l’emploi, la sauvegarde et la modernisation de notre système de protection sociale s’imposent à nous. Nous avons commencé avec la réforme des retraites. Avec Xavier Bertrand et Roselyne Bachelot, nous allons poursuivre. Nous ne devons pas laisser dériver les comptes de l’assurance maladie par démagogie. Nous ne pouvons pas esquiver sur cette question notre responsabilité collective. Nous lancerons une concertation nationale sur la protection sociale qui associera tous les acteurs, les partenaires sociaux, les professionnels de santé, les mutuelles, les assurances, les collectivités territoriales, au premier rang d’entre elles les conseils généraux. »



Et il ajoute: «Cette concertation nationale aura évidemment pour but immédiat de traiter la question de la dépendance. Le coût est estimé à 22 milliards d’euros et il devrait atteindre les 30 milliards dans les prochaines années. Le nombre des plus de 75 ans devrait doubler au cours des prochaines décennies. Il s’agira en premier lieu de déterminer les besoins réels des personnes, d’examiner comment assurer le maintien à domicile des personnes âgées le plus longtemps possible. Il faudra ensuite sérier les pistes de financement : assurance obligatoire ou facultative, collective ou individuelle ?»

Il faut donc là encore soupeser chaque mot. Car en posant des questions similaires à celles du chef de l’Etat – « assurance obligatoire ou facultative, collective ou individuelle ?» –, François Fillon casse un tabou: il prépare, lui aussi, les esprits à ce que la Sécurité sociale ne soit plus le bouclier naturel qui protège les Français d’un risque majeur, avec ses sources de financements habituelles (cotisations sociales ou CSG), et à ce que les assureurs privés puissent mettre la main sur cet alléchant et gigantesque marché. En clair, en avant vers un système de protection sociale à deux vitesses, avec un système de protection étendue ouvert aux plus riches qui auront les moyens de s’assurer; et un système pour les plus pauvres régi par la solidarité, mais ne couvrant plus tous les risques! Autrement dit, les vieux riches seront protégés, mais pas les vieux pauvres!

Un plaidoyer de l’UMP pour le lobby de l’assurance privée

Dans ce plan de communication, c’est enfin la ministre des solidarités, Roselyne Bachelot qui, dans un entretien au Figaro, le 26 novembre, a sonné la dernière charge en date contre la Sécurité sociale: «Des mesures législatives doivent être votées à l’automne 2011 dans le cadre du projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2012. Mais nous ne partons pas de rien! Plusieurs rapports, dont le dernier, celui de Valérie Rosso-Debord, posent les enjeux et les solutions qui peuvent être envisagées. Par ailleurs, la dépendance représente déjà 22 milliards d’euros, dont 5 milliards financés par les départements et 17 milliards par l’État essentiellement via la Sécurité sociale. Le débat devra aussi affiner les besoins futurs, qui sont évalués actuellement à 30 milliards d’euros.»

Question du Figaro: «Que pensez-vous de l’éventuelle mise en place d’une assurance privée? » Réponse de la ministre: «Je ne veux pas encore me prononcer. Le débat à venir sera aussi un débat de prise de conscience pour nos concitoyens. Les Français devront s’exprimer sur ce qu’ils jugent être la meilleure solution. Quelle pourrait être la part de l’assurance par rapport à la solidarité? Comment s’organiserait leur articulation? » Là encore, donc, même message subliminal, celui de la transgression: il ne faut rien exclure, et surtout pas le recours à l’assurance privée…

Le message n’est d’ailleurs pas même subliminal ; il est explicite. Car Roselyne Bachelot souligne qu’un rapport pose «les enjeux et les solutions qui peuvent être envisagées», celui de la députée UMP Valérie Rosso-Debord. Or, ce rapport, qui a été présenté à l’Assemblée nationale en juin dernier dans le cadre d’une mission de réflexion sur la dépendance, permet de décoder les projets du chef de l’Etat et du gouvernement, car tout y est dit, avec beaucoup moins de précautions de langage.

L’intérêt de ce rapport, c’est d’abord qu’il présente les enjeux de ce nouveau risque qui apparaît, celui de la dépendance, compte tenu des évolutions démographiques, de l’allongement continu de l’espérance de vie et donc du vieillissement de la population, ainsi que de l’extension de certaines maladies, comme celle d’Alzheimer.

Un Français sur trois aura plus de 60 ans en 2050, contre près d’un sur cinq aujourd’hui, et plus de 15% de la population sera âgée de plus de 75 ans. «Le nombre des personnes âgées de soixante ans ou plus devrait s’accroître de près de 50 % par rapport à aujourd’hui, la hausse la plus forte se produisant dans les années 2030. En conséquence, près d’un habitant sur trois aurait alors plus de soixante ans contre près d’un sur cinq en 2010 et d’un sur quatre à compter de 2020», dit le rapport.

Si l’on retient aujourd’hui les critères d’attribution de l’Aide personnalisée d’autonomie, qui a été créée en 2000 par Lionel Jospin, et qui est actuellement l’un des dispositifs publics d’aide aux personnes âgées dépendantes, le nombre des bénéficiaires pourrait passer de quelque 700.000 en 2002 à 1,6 million en 2040. En clair, le nombre de personnes âgées dépendantes devrait connaître une augmentation moyenne de 1% par an jusqu’en 2040. D’où, toutes dépenses comprises, cette évaluation du coût à terme de la dépendance, avancée par Roselyne Bachelot: 30 milliards d’euros!

Mais au-delà de ce constat, le rapport de la députée UMP retient surtout l’attention pour les pistes sulfureuses qu’il avance. D’abord, le rapport fait valoir (page 64) que «nous ne sommes plus du tout dans le contexte de la création de notre système de protection sociale». Et à l’appui de cette assertion, le rapport appelle à la rescousse non pas Denis Kessler, mais feu le président de la Cour des comptes, Philippe Séguin, qui avait un jour plaidé dans le même sens, au motif que «d’un côté, nous devons faire face à une explosion des dépenses; de l’autre, la mondialisation fait du poids des charges sociales une hypothèque pour la compétitivité de notre pays».

Le rapport fait donc un plaidoyer enflammé en faveur du recours (nous y voilà!)… à l’assurance privée. C’est comme un feu roulant, qui se poursuit page après page. «De fait, le nombre de Français ayant souscrit une assurance dépendance augmente chaque année et représente aujourd’hui près de cinq millions de
 personnes ayant adhéré par l’intermédiaire d’une mutuelle ou d’une institution de prévoyance (trois millions de personnes) ou de sociétés d’assurances (deux millions), situant notre pays à la deuxième place des pays industrialisés», lit-on ainsi (page 86).

Cette remarque se poursuit par une note en bas de page qui ajoute: «La Fédération française des sociétés d’assurance comptait 2.007.600 assurés versant 387,6 millions d’euros de cotisations (au titre d’un contrat pour lequel la dépendance est la garantie principale) et versait 112,4 millions d’euros de rente en 2008. En 2009, 2.024.200 assurés versaient 403,1 millions d’euros de cotisations tandis que 127,7 millions d’euros de rente étaient servis.»

Le travail en tandem des frères Sarkozy

Et tout cela débouche (page 87), sur ce qui est le cœur du rapport, et qui pourrait avoir pour titre: A bas la Sécu! Vive le lobby de l’assurance privée!..

On lit en effet ceci: «Les sociétés d’assurance, ayant désormais une vingtaine d’années d’expérience de la gestion du risque dépendance, estiment avoir suffisamment 
défini le risque statistique – deviendront dépendants 15 % d’une génération
 atteignant l’âge de 65 ans et 60% d’une génération atteignant 90 ans – pour 
proposer des contrats assurant des rentes mensuelles moyennes de 1.000 euros par
 mois pour des cotisations mensuelles s’élevant à 30 euros pour une personne de
 soixante ans et à 21 euros pour une personne de quarante ans. 
La mission propose de rendre obligatoire dès cinquante ans la 
souscription d’une assurance des personnes contre la perte d’autonomie
 auprès de l’établissement labellisé de leur choix : mutuelle, société de prévoyance
 ou société d’assurance.»

Au moins, les choses sont dites sans détour. Ce qui laisse à penser qu’en fait, comme dans le cas de la réforme des retraites, les choix sont déjà faits, avant même qu’une pseudo concertation ne commence. Et le rapport ajoute (page 88): «Les mutuelles, sociétés de prévoyance et sociétés d’assurance devraient 
assurer progressivement la prise en charge de toutes les personnes atteintes par 
une perte d’autonomie quelle qu’ait été la durée de leur assurance, dans la limite
 du socle minimal garanti pour le degré de dépendance qui est le leur.
 À cette fin, la mission propose que ces institutions constituent et gèrent
 un fonds alimenté par un pourcentage prélevé sur chaque cotisation, dont
 elles définiront le montant en commun.»

En résumé, le rapport fait donc deux propositions principales: «Rendre obligatoire dès l’âge de cinquante ans, la souscription d’une assurance perte d’autonomie liée à l’âge et assurer son universalité 
progressive par la mutualisation des cotisations et la création d’un fonds de
 garantie. Maintenir à titre transitoire une prise en charge publique.»

C’est donc bel et bien une privatisation rampante de la Sécurité sociale qui se prépare. Et cette privatisation, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne concerne pas que ce nouveau risque de la dépendance. Comme un virus, ce transfert vers l’assurance privée risque de se propager dans tout le système: c’est bien ce qu’ont compris les assureurs privés, qui se préparent à un véritable «big bang» de la Sécurité sociale. Et comment ce virus de la privatisation pourrait-il se propager de ce cinquième risque aux quatre précédents? Impossible, pensera-t-on ; l’Elysée peut certes faire le jeu des assureurs pour la dépendance, mais nul ne va pas prendre le risque de dynamiter toute la Sécurité sociale.

Eh bien si! Tout le danger est là: la dépendance risque d’être le cheval de Troie des assureurs pour entrer dans le système de la couverture sociale, jusque-là dévolue à la Sécurité sociale.

Pour comprendre le tour de passe-passe, il suffit de décortiquer le projet de joint-venture conclu par la Caisse nationale de prévoyance (CNP, une société contrôlée indirectement par l’Etat) et le groupe financier Malakoff Médéric, qui est spécialisé dans la retraite complémentaire et dont le patron est un certain… Guillaume Sarkozy, le frère du chef de l’Etat (voir nos enquêtes Réforme des retraites: la ronde des frères Sarkozy, Retraite: la joint-venture des frères Sarkozy contre les régimes par répartition), que la Banque de France vient de bloquer provisoirement (voir notre article Retraite: la Banque de France bloque la joint-venture des frères Sarkozy).

Si ce projet est dangereux, c’est en effet qu’il repose sur l’hypothèse que les régimes de retraite par répartition, ceux de la Sécurité sociale, serviront au fil des ans aux retraités des pensions de plus en plus faibles et que cela offrira aux assureurs privés un marché très rentable. C’est dit très nettement dans le document conclu entre les associés pour créer cette joint-venture, révélé par Mediapart.

La fin des «jours heureux»

Dans ce document, il est en effet bien expliqué que le taux de remplacement (le montant de la pension de retraite en pourcentage de ce qu’était le salaire) va de plus en plus décliner: «A l’horizon 2020, selon le rapport du Comité d’orientation des retraites (COR), une baisse du taux de remplacement de l’ordre de 8% est attendue pour une carrière complète. Cette baisse est toutefois variable selon le niveau du salaire et le profil de carrière et dépend fortement des hypothèses prises dans les travaux du COR.» Et les conjurés s’en frottent par avance les mains: «Un complément d’épargne annuel de 40 milliards à 110 milliards d’euros en 2020 serait nécessaire pour maintenir le niveau de vie des futurs retraités.»

Mais si on lit bien ce document, il dit plus que cela… Non seulement les assureurs privés vont pouvoir mettre la main sur le risque de la retraite, mais en fait, s’ils jouent habilement, ils vont aussi pouvoir devenir des acteurs majeurs de tout le système de la protection sociale, en offrant des assurances individuelles ou des systèmes de couverture d’entreprise, qui couvriront en fait tous les risques: celui de la retraite complémentaire mais aussi de la dépendance.

En quelque sorte, les assureurs et les groupes privés de retraite complémentaire ont bien compris, Guillaume Sarkozy le premier, qu’ils vont pouvoir offrir du même coup, dans le cadre de contrats individuels ou de contrats d’entreprise, des “packages” d’assurance privée englobant la dépendance aussi bien que la retraite complémentaire. C’est très bien détaillé dans ce projet CNP-Médéric notamment aux pages 9, 13, 21 et 25.

Les déremboursements de médicaments que le gouvernement accélère depuis 2007 permettent dans le même temps aux mêmes assureurs d’englober dans leurs “packages” des offres portant aussi sur le risque maladie, de moins en moins bien couvert par la Sécurité sociale.

L’hypocrisie de Nicolas Sarkozy est donc totale, puisque un groupe à capitaux publics, la CNP, a conclu avec la bénédiction de l’Elysée un accord avec… son frère, Guillaume Sarkozy, afin de préempter dès à présent le marché alléchant de la retraite et de la dépendance. En quelque sorte, c’est une affaire de famille: Nicolas Sarkozy va ouvrir aux assureurs privés des risques autrefois assurés par la Sécurité sociale; et c’est son frère, avec le renfort de la CNP et donc de l’Etat, qui sera l’un des mieux placés pour ramasser la mise. On en trouve confirmation sur le site Internet de Malakoff Médéric: Guillaume Sarkozy mise gros sur la dépendance.

De nombreuses associations, qui ont compris le tour de bonneteau qui se prépare, ont donc dit récemment leur indignation. On trouve ici, sur ce site Internet, un florilège de leurs réactions, qui expriment une colère commune. A l’instar de l’Association des paralysés de France, toutes ces associations disent leur opposition radicale à un «système assurantiel qui exclurait le public le plus fragile».

Mais à gauche, tout le monde a-t-il bien compris les formidables enjeux de la réforme qui arrive, qui dépasse de très loin la seule question de la dépendance? A lire le même rapport de cette mission sur la dépendance, on peut en douter, car en annexe, on trouve les observations des différents membres de cette mission. Et notamment les observations de la députée socialiste de Charente, Martine Pinville, qui, commentant la proposition visant à instaurer un système d’assurance obligatoire, fait cette mise en garde (page 111):

«Je crois que la question du financement de la prise en charge de la dépendance doit être appréhendée comme relevant du champ de la protection sociale et donc de la solidarité nationale. À cet égard, lors de nos échanges au sein de la mission, nous avions envisagé, en commun, un certain temps, la création d’un socle de solidarité nationale, complété par un dispositif d’assurance. Or, la solution finalement retenue est de ne créer qu’un dispositif d’assurance. Il risque d’aboutir à l’absence d’assurance de la part de certaines personnes. Comment pourra-t-on alors prendre en charge leur situation ? Je crois qu’il est nécessaire d’y réfléchir.»

En clair, la députée socialiste n’exclut pas un système mixte, avec un socle relevant de la Sécurité sociale, «complété par un dispositif d’assurance». Mais peut-être n’engage-t-elle qu’elle-même. Il faut en tout cas le souhaiter.

Car c’est effectivement une réforme gravissime qui se dessine: le dynamitage du pivot central du modèle social français. En quelque sorte la fin des «jours heureux»…