http://blogs.mediapart.fr/edition/contes-de-la-folie-ordinaire/article/020311/le-syndicat-de-la-magistrature-condamne-san
par Docteur Guy Baillon, Psychiatre des Hôpitaux
Le projet gouvernemental est en effet invalidé après une analyse «juridique» attentive des diverses dispositions de la loi. Etant donné que cette loi «porte atteinte aux libertés des citoyens» dans un certain nombre de situations, il était légitime que les magistrats l’examinent. Le camouflet que reçoit l’Etat est cuisant et définitif. Après les protestations de plus en plus vigoureuses des professionnels de la psychiatrie (voir ‘l’appel des 39′ qui réunit déjà plus de 15.000 signatures) les magistrats montrent que cette loi est la porte ouverte à tous les abus contre la liberté des citoyens. Ils soulignent la confusion grave qu’elle établit entre le domaine des soins et celui de la justice. Le résultat le plus patent est la stigmatisation qu’elle étend à l’ensemble du champ du soin psychique, et ses usagers, plus de 2 millions de personnes soignées par an vont pâtir des faits graves commis par quelques dizaines de personnes. Tout patient va se sentir futur criminel, et sera désigné et ‘traité’ comme tel !
Dès le début de leur texte, comme beaucoup de censeurs de l’évolution de la psychiatrie française les magistrats ont fait le constat qui étonne : « comment se fait-il que depuis la fameuse loi de 1990 qui devait ‘toiletter’ la loi de 1838 (toiletter = faire le ménage en enlevant les mots scandaleux, mais sans changer le fond : volonté d’interner certains patients) le nombre d’hospitalisations sous contrainte au lieu de continuer à décroitre comme il l’avait fait depuis la mise en place de la politique de secteur en 1972, n’ait fait que croitre à partir de 1990 jusqu’à ce jour ? ». Ceci avait déjà été dénoncé par le rapport de la Cour des Comptes et du Conseil Constitutionnel dès1999. Une inspection a été déclenchée et a fait son rapport, mais n’a pas su trouver la vraie raison de l’inversion de l’évolution, … parce que celle-ci est trop évidente !
Ce qui est intéressant c’est que les magistrats donnent eux-mêmes l’explication, mais en parlant de l’avenir seulement, et sans voir que cela s’applique aussi à cette énigme (nous l’avons dénoncé dans divers articles depuis 2000, et rappelé dans notre dernier ouvrage sur l’état des lieux en 2011.[1] Quand dans des situations complexes comme le sont la plupart des états de ‘crise’ (appelons-les simplement les moments aigus des troubles psychiques graves) les soignants se trouvent devant le dilemme suivant, dans une équipe ‘solide’ (je parlerai des autres après) :
-soit les soignants arrivent d’emblée à établir un lien de confiance avec le patient, nous savons que si nous prenons le temps qu’il faut c’est toujours possible, ils créent un véritable dialogue qui va aboutir à des mesures de soin prises ensemble, et ceci même si d’emblée ‘on’ nous avait dit cette personne était dangereuse, et qu’il ‘fallait’ l’hospitaliser
-soit ce lien ne se crée pas, pour x raisons : d’autres urgences autour de lui s’accumulent, le malade se sent abandonné car personne ne le reconnait, de plus en plus inquiet il se pense en milieu hostile et réagit en s’opposant à tout pour la simple raison qu’il « se sent en grand danger », lui ! Dans ces situations (ce sont les plus fréquentes) il faut aux soignants beaucoup de courage, d’expérience, de disponibilité à la fois dans l’immédiat et dans la continuité, une solidité des liens de l’équipe pour résister à « la » solution proposée d’emblée :
‘devant toute situation difficile (où est la limite de cette difficulté ?) une hospitalisation sans consentement permet d’être sûr qu’un soin va être installé, et surtout couvre le psychiatre et son équipe pour tout type de risque’ ! La couverture est tirée !
Les magistrats prévoient ce qui va se passer dans leur texte pages 2, 3 et 4 ; ils disent que « la tentation sera forte de recourir à une hospitalisation sous contrainte », « d’autant qu’il est évident qu’en 72 h de ‘garde à vue’ la personne n’est pas souvent en mesure de donner son avis ». enfin un commentaire lucide.
En réalité ce que les magistrats ne disent pas, car ils l’ignorent n’étant pas acteurs du soin, c’est que ce choix du refus de prendre de risque se fait déjà et trop souvent depuis 1990 (nos Inspecteurs qui ne sont pas ‘soignants’ n’ont pas su dépister cette raison majeure de l’échec de la loi de 1990). En fait la pratique du soin psychique n’est qu’une constante prise de risque !
Cette affirmation est d’autant plus importante à donner que l’absence de soutien des équipes de secteur par l’Etat a commencé lui aussi précisément en 1990 avec la fermeture du ‘Bureau de la psychiatrie’ du Ministère de la santé. Depuis ce moment un nombre d’équipes de plus en plus important s’est dégradé, par manque de soutien du ministère. Et il est clair que chaque dégradation a accentué ce mouvement de « facilité » qui depuis 1990 permet de choisir plus ‘facilement’ le recours à l’hospitalisation sous contrainte.
Le hasard veut que ces jours derniers un article provenant du Canada nous informe de la dérive actuelle des soins sous contraintes au Québec. [2] Le détour vaut la peine, lisez-le.
A ce point précis il m’apparait indispensable d’éclairer à notre tour les magistrats sur ce qui se passe concrètement dans ces moments de soin des troubles aigus, en nous appuyant sur deux données, l’une concernant les patients, l’autre concernant les soignants.
Nous devons d’abord insister sur un fait propre aux troubles psychiques graves : ces personnes sont le plus souvent dans la méconnaissance de la réalité de leurs troubles et refusent la nature psychique de ceux-ci. Ceci constitue la difficulté la plus importante du traitement psychique. Personne ne peut ‘violer’ l’esprit d’une personne et lui imposer une soit disant vérité. Il doit y accéder en s’appuyant sur sa propre confiance en lui. Tout le travail du soin est fait de l’élaboration des mots, des attitudes qui vont permettre à la personne de quitter cette position ‘bétonnée’, celle de son délire, et de commencer à établir des liens (rien de cela ne peut s’obtenir sous la contrainte). Les conditions pour que ceci évolue vers une ouverture sont nombreuses, parmi elles la connaissance antérieure du patient par tel ou tel membre de l’équipe, ensuite la qualité réelle du travail d’équipe (qui nécessite d’avoir pu écarter les conflits interpersonnels existant dans toute équipe mais qui là sont de vraies ‘barrières au traitement’, ceci nécessite que les psychiatres fassent un travail d’élaboration suffisant et clair pour tous pour comprendre les délires et les troubles), ensuite la disponibilité suffisante, … A ce prix le patient va se sentir en terrain humain, non hostile, enfin accueillant (nous avons beaucoup insisté tout au long de notre carrière sur l’importance d’un accueil suffisamment long, ouvert et déployé avant tout soin, en particulier lors des ‘indications’ d’hospitalisation).[3]
Quant aux soignants, je dois ici faire un aveu : dans mes différents écrits depuis 40 ans j’ai toujours évité de décrire la difficulté ‘humaine’ du travail des soignants en psychiatrie. Je croyais que c’était par pudeur et qu’il y avait plus urgent. Je pense avoir commis là une grave erreur, j’ai en réalité laissé dans l’ombre la souffrance de mes collaborateurs. Quand après ma retraite je me suis trouvé proche du président de l’UNAFAM , à chaque fois que j’abordais ce thème, il m’arrêtais en me disant « Docteur assez vous n’allez pas nous faire pleurer », j’avais en effet assez écouté les témoignages des familles pour percevoir leur douleur extrême, accrue par le fait que rares sont celles que les psychiatres acceptent de recevoir (nous n’avons pas tous encore compris aujourd’hui que le soin psychique ne peut se faire pour une personne que si sa famille est simultanément « accompagnée »). J’arrêtais pour ne pas débattre de qui souffrait le plus. Mais je comprends aujourd’hui que j’aurai dû persister, car ce qui n’est jamais dit avec assez de clarté c’est l’« extrême » difficulté que rencontre un soin humain en psychiatrie, du fait de sa complexité et de ses dimensions non apparentes. Il faut que chaque soignant accepte de vivre une partie de la douleur du patient, qu’il vive cette empathie, qu’il accepte les doutes qui l’envahissent à chaque fois lui-même profondément, qu’il vive son impuissance devant le mur de la toute puissance du délire, qu’il accepte d’être mis à mal publiquement par tel ou tel patient (totalement inconscient de son attitude la plupart du temps, parfois en partie conscient), tout ceci la famille le vit, mais c’est l’un des ‘leurs’, alors que les soignants ne sont pas gratifiés par un attachement familial, ils sont dans la solitude. Ceci toujours, mais quand en plus l’équipe pour une raison ou une autre est déstabilisée (manque d’effectif récent, maladie du chef de service, ou, plus grave, un conflit d’équipe) la vie des soignants peut devenir humainement insupportable parce que chacun se sent atteint au plus profond de lui-même, dévalorisé, blessé ; les psychiatres souffrent certes mais ils sont les plus protégés en raison de leur formation longue, de leur autorité, de leur pouvoir ; par contre leur responsabilité est déterminante pour la vie de l’équipe ; ce sont eux qui construisent la cohésion indispensable à l’origine d’une vraie vie d’équipe ; sa défaillance va peser sur l’équipe plus qu’un manque d’effectif ; une équipe de secteur ne tient que par un travail de formation permanente en interne travaillant la rencontre entre théories et pratique, en continuité avec la souffrance singulière de chaque patient et du contexte environnant de chacun d’entre eux ; ce travail nécessite aussi l’élaboration de contrats tacites avec toutes les institutions du secteur. Si ce climat n’est pas créé il faut affirmer avec force que les soignants vont vivre un enfer qui est rarement décrit : c’est la solitude du vécu de chaque soignant face à la folie des patients, ce sont tous les dégâts que cette rencontre provoque si les soignants ne sont ni formés, ni protégés par l’équipe : les infirmiers en première ligne ; on pense que les psychologues ont une place plus facile en raison de leur formation, en réalité leur solitude dans une équipe non cohérente, est extrême ; le personnel moins formé souffre aussi mais paradoxalement il peut s’en sortir mieux ayant moins d’impératifs sur le plan du lien relationnel auprès des patients.
Cette description peut paraitre loin de la loi actuelle. Il n’en est rien car cette loi fait totalement abstraction de la complexité et de la pénibilité du travail de soin. Nous les psychiatres, qui animons si bien les discours, ne prenons pas assez le temps de montrer qu’aucun travail de soin ne se fait sans un partage profond de la souffrance. Pour cette raison toutes les procédures de management importées d’ailleurs pour la psychiatrie par nos administrations nous feraient sourire s’il n’y avait en arrière plan cette souffrance. L’exercice de l’autorité et la hiérarchie n’ont aucun sens et aucun effet positif en psychiatrie de service public (le privé partage les mêmes exigences, mais s’appuie sur des liens beaucoup plus confortables : ceux de la cooptation de tous les membres de l’équipe entre eux, cooptation absente du service public : nous devons là établir la même qualité de liens avec tous les acteurs présents dans l’équipe où nous arrivons, sans accord préalable, ni libre choix).
Dans un tel ‘contexte’ de souffrance, le seul réflexe possible des soignants est de ne prendre aucun risque, et d’avoir recours à la contrainte, c’est ce que font peu à peu les psychiatres depuis 1990, et la présence du tiers au lieu de diminuer le recours à la contrainte le soutient : 20 ans d’expérience l’ont prouvé.
Cette description était nécessaire pour apprécier l’absurdité des ‘protocoles’ de la future loi.
Prévoyant une garde à vue de 72h (comment oser prétendre que ce temps est suffisant pour créer la confiance, et établir des liens avec un patient ?) il est évident que cette obligation ne peut déboucher que sur une « imposition » d’un soin non consenti, et que tout ce qui va suivre après ne sera que provocations amenant les patients à n’avoir qu’une idée ‘obsédante’ tout au long de leur ‘carrière de patient’ : se défendre contre des personnes aussi hostiles.
Nous ne reprenons pas ici le texte ‘magistral’ de la magistrature critiquant avec précisions et prudence le projet de loi. Il est assez éloquent.
Il n’est pas question non plus de l’interpréter, il est très clair, chacun le lira et se l’appropriera.
Par contre nous voulons insister fortement sur un autre aspect non abordé par la loi ; cet aspect manque douloureusement aux yeux des familles et des usagers qui se sont mobilisées pour l’obtenir entre 2001 et 2005, la complémentarité de l’action sociale.
En effet une autre gravité de ce projet c’est de donner une image fausse de la folie : elle la ‘dit’ dangereuse, alors que nous savons que les patients ne commettent pas plus de crimes que le reste de la population, par contre qu’ils sont 17 fois plus souvent victimes de délits. Mais surtout leur folie a des conséquences sociales et relationnelles très lourdes qui vont provoquer des pertes de logement, de ressources, du travail, de leurs amis, voire de leur famille.
Cette loi l’ignore et ne parle que de soins. Elle décapite la Santé Mentale ! Les patients ont simultanément besoin de toute une suite d’accompagnements sociaux. La France s’est dotée d’une loi remarquable pour faire face à ces difficultés et apporter les compensations adaptées : c’est la loi du 11-2-2005 sur l’égalité des chances et des droits des personnes handicapées proposant mesures personnelles et services variés, dont le plus modeste mais le plus ingénieux est le GEM Groupe d’Entraide Mutuelle. C’est de tout cet ensemble ‘coordonné’, soins ‘et’ compensations sociales, dont ont besoin les patients. Ce projet est très grave parce qu’il donne une idée fausse de la folie et de ses conséquences : il se limite aux soins, alors qu’en l’absence de compensations sociales les patients sont voués à la rue, à l’abandon, à la prison.
Au total nous remercions profondément les magistrats d’avoir passé en examen avec autant d’attention, sans polémique ni agressivité ce projet de loi.
Mais cette étape n’est pas suffisante, il est essentiel qu’ils puissent continuer leur réflexion avec les professionnels de la psychiatrie, avec ceux de l’action sociale, et avec les grandes associations nationales de familles l’UNAFAM et d’usagers de la Santé Mentale la FNAPSY ; ce n’est que sous l’effet de nos regards croisés et d’une attention commune et complémentaire que nous pourrons, à la place de ce projet dangereux parce que ‘non humain’ pour toute la société (qui ne donnera-t-elle pas le ‘droit’ d’interner, tout en se protégeant par tous les papiers officiels que l’on peut toujours détourner ?), proposer un « Plan cadre » pour l’ensemble de la Santé Mentale associant psychiatrie, action sociale, et prévention.
Rappelons que la France est en avance sur la plupart des pays car elle a entre ses mains déjà cet ensemble indissociable ‘politique de secteur’ (qui malgré les obstacles en 50 ans a fait preuve de son efficacité), et loi du 11-2-2005 reconnaissant l’appui social complémentaire indispensable. Les hommes sont là, les outils sont là, ce qui manque c’est la confiance des médias, des élus pour leur permettre d’établir une continuité, une confiance suffisantes mettant l’humain de chacun de nous au service de la souffrance de nos proches.
[1] (« Quel accueil pour la folie ? » champs social éditions, collection dirigée par Yves Gigou, p 147 et s).
[2] Dénonciation des gardes forcées en psychiatrie, Radio-Canada – 21 févr. 2011
Une dizaine de personnes se sont présentées lundi au bureau du ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec, Yves Bolduc, pour lui demander …
[3] Association Accueils, et « Les urgences de la folie. L’accueil en santé mentale », Gaëtan morin, 1998