La Grece, d’autres regards, au Festival des Ecrans Documentaires le vendredi 7 novembre 2014

GRÈCE, D’AUTRES REGARDS

Ces films forment une cartographie subjective d’un pan méconnu de l’histoire du cinéma grec, depuis les années de la dictature des colonels, jusqu’à la crise actuelle.

MACHINES NOMADES
FILM COLLECTIF, 2012, 30 MIN, GRÈCE

MACHINES NOMADES est un film collectif réalisé à Thessalonique, entre mars 2011 et juin 2012. Il s’agit d’un projet initié par trois étudiants de cinéma (Maya Tsabrou, Maria-Eva Mavridou et Yannis Vlahopoulos), mais qui a été conçu et mis en place, plus largement, par un groupe de gens ayant un objectif commun : parler de l’absurdité de la lutte pour, enfin, créer « un petit terrain de création entre camarades » et « quelques moments de joie et de création, avant l’affrontement ».

ATHÈNES

EVA STEFANI, 1995, 38 MIN, GRÈCE, THE NATIONAL FILM AND TELEVISION SCHOOL

1995. Les « habitants permanents » de la gare centrale d’Athène: Madame Antonia, Florakis, Monsieur Yorgos et d’autres noctambules.

LA PIERRE TRISTE

PHILIPPOS KOUTSAFTIS, 2000, 1H27, GRÈCE, PHILIPPOS
KOUTSAFTIS/ EKK

À une vingtaine de kilomètres d’Athènes, la petite ville d’Eleusis est liée à l’un des mythes les plus importants chez les Anciens, celui de Déméter. L’Eleusina antique accueillait les mystères, rituels qui initiaient les Grecs anciens au miracle de la vie et à l’alternance de la mort. Elle est devenue aujourd’hui une ville industrielle, ce qui entraîne des conséquences désastreuses pour le sanctuaire et la région.

CE PROGRAMME A ETE RENDU POSSIBLE GRACE AUX RECHERCHES ET PROPOSITIONS DE MARIA KOURKOUTA, CINEASTE, ET AU SITE DERIVES.TV.

LETTRE À PHILIPPOS KOUTSAFTIS

Paris, le 18 octobre 2013

DREDI 7 NOVEMBRE 2014

Cher Filippos Koutsaftis,
J’ai commencé hier à vous écrire une lettre, je voulais trouver quelque mots pour vous dire – essayer de vous dire la nécessité de partager mon émotion devant votre film LA PIERRE TRISTE. J’étais en voyage. Difficile de se concentrer. En sorte que ma lettre restera suspendue, incomplète, trop impressionniste je le crains. Le seul avantage de cette situation, c’est que les spectateurs ici présents au Louvre pourront voir votre film sans trop tarder, sans passer par de trop, trop longs commentaires. Vous êtes allé pendant douze ans, de 1988 à 2000, tourner à Éleusis. Sans cesse vous y êtes retourné. Votre film LA PIERRE TRISTE se présente d’abord comme le journal – au jour le jour, au mois le mois, à l’année, à la nuit de ce tournage en forme d’obstiné retour. En « tournant vos images », comme on dit au cinéma, vous avez retourné ce qui se voit : vous l’avez déplié, vous en avez montré la face cachée, la doublure, en le confrontant à ce que conte- nait la terre d’Éleusis. En tournant sur les lieux vous avez, tel un archéologue, retourné la terre et, même, la ville sens dessus dessous. En retournant sur les lieux vous avez retourné le temps. Sans doute tourniez-vous sur vous-même en interrogeant, par cadrages, par montages et par mots déployés, votre propre désir d’Éleusis. Pourquoi Éleusis ? Ce sont là vos mystères à vous seul, je ne veux pas les profaner. Mais votre film déplie, avec constance et urgence à la fois, ce que vous nous offrez à nous tous, à savoir la nécessité d’Éleusis.
Douze ans, ce n’est pas une durée normale pour le tournage d’un film d’une heure et vingt-quatre minutes. Mais c’est une durée normale pour une fouille archéologique conséquente. En sorte que votre film, qui s’attache aux profondeurs de la terre comme à celles du temps, est une œuvre archéologique au sens plein du terme. Archéologie non des choses matériellement extraites de la terre, nettoyées, restaurées, recomposées puis exposées dans un musée – cela, c’est le travail de Popi Papangeli que l’on voit travailler dans toute la durée de votre film -, mais archéologie des choses visuellement extraites de la terre, de la ville, de la vie d’Éleusis.
L’archéologue – c’est-à-dire vous – est un homme constamment penché sur la décomposition des choses, leur perte dans la terre ou dans le temps, leur état de catastrophe passée, latente ou déclarée. Vous employez vous-même, dans votre intense commentaire élégiaque, le mot aposynthèsis, qui signifie la décomposition : c’est qu’en effet vous montrez, dans l’espace des douze années de votre tournage à Éleusis, cet énorme travail de destruction et de démontage que subissent les pierres, les sites, les rites, les noms, les œuvres, les gestes, les vies humaines.
Ainsi votre film rend-il sensible avec précision, dans tous les intervalles de la vie « normale » à Éleusis, qu’une « catastrophe » historique a touché une grande partie des gens que vous filmez : c’est celle qui, contemporaine au génocide des Arméniens en 1915, a vu toute la population grecque d’Asie mineure jetée à la mer par le gouvernement turc et se retrouver, en quelque sorte, immigrée chez elle dans les quartiers les plus déshérités des villes. Je me souviens d’un chant rebetiko où, sans comprendre le sens exact des paroles prononcées, je parvenais tout de même à entendre que le mot polémos n’était jamais prononcé très loin du mot anthropos. Je vois votre film comme un long poème, mais comment ne pas le voir aussi comme le poème d’une très longue guerre que l’homme ne cesse de mener contre lui-même ? Il est insuffisant de dire que le temps détruit toutes choses et mène toutes choses à la ruine : il faut dire aussi combien l’homme y prête main forte de manière spectaculairement cruelle et obstinée. C’est donc une question polémique, une question politique que vous posez dans votre film, dans votre si poétique montage.
Georges Didi-Huberman

Texte initialement paru dans la Nouvelle Quinzaine Littéraire, 2013.