Le récent suicide du cardiologue Jean-Louis Megnien rappelle à quel point l’hôpital ne sait pas encore bien protéger ses personnels des risques psychosociaux. Et le plan annoncé par l’AP-HP ne suffira pas.
Le suicide par défenestration du cardiologue Jean-Louis Megnien le 17 décembre 2015 à l’Hôpital européen Georges-Pompidou a suscité une vague d’émotion dans le monde hospitalier et est venu rappeler la triste réalité du harcèlement moral.
Car, si la France a été un des premiers pays à bénéficier d’une loi très complète contre le harcèlement moral, cette problématique reste malheureusement peu prise en compte dans les entreprises privées et encore moins dans le secteur public. Les employeurs commencent à prendre des mesures pour lutter contre le stress et les risques psychosociaux (RPS), mais ils tardent à vouloir repérer le harcèlement moral qu’ils jugent trop subjectif, trop lié à la personnalité du salarié ou de l’agent et à leur éventuelle fragilité.
Pour rappel, le harcèlement moral consiste en une violence subtile, insidieuse, d’autant plus dangereuse qu’elle est quasi invisible. Il s’agit, de façon plus ou moins consciente, de disqualifier, d’isoler, de dégrader une personne et d’attaquer son travail. Il ne s’agit pas d’un conflit mais d’une guerre d’usure pour soumettre ou détruire un individu.
En France, le harcèlement moral est défini par les textes comme » un ensemble d’agissements répétés qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits du salarié et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel « . Le législateur a choisi de ne pas qualifier les agissements, mais s’est appuyé sur les conséquences du harcèlement moral, en particulier sur la santé et la dignité de la personne ciblée.
Même si le texte de loi parle d’agissements qui ont pour objet ou pour effet…, la notion d’intentionnalité n’est pas indifférente pour les personnes ciblées, car le caractère personnel d’un traumatisme en aggrave l’impact. Dans le harcèlement moral, il ne s’agit nullement d’une maladresse ou d’un accident, mais d’un comportement délibéré ou tout du moins systématisé. En ce qui concerne les harceleurs, ils sont rarement tout à fait conscients de la gravité de leurs agissements.
Dans cette forme de violence grave, les troubles ne résultent pas uniquement de l’agression elle-même, mais surtout de la situation d’impuissance dans laquelle les personnes ciblées sont placées et qui est aggravée par le silence de la hiérarchie. La négligence à ne pas traiter le harcèlement moral conduit les victimes à un sentiment de profonde injustice. L’ostracisme – ou mise en quarantaine – vient menacer les besoins sociaux fondamentaux de tout individu, le maintien de l’estime de soi, le sentiment de contrôle et le besoin de reconnaissance.
Les enquêtes montrent que, dans tous les pays, le harcèlement moral et le risque suicidaire prédominent dans le secteur de la santé. Le monde hospitalier public est passé d’une culture de service public à une culture de la rentabilité avec des indices de performances et un management par objectif, générant souvent des conflits éthiques entre le corps médical et la direction. Tout est comptabilisé, y compris les productions scientifiques. La loi Hôpital, patients, santé et territoire du 21 juillet 2009 a considérablement modifié le système de gouvernance des hôpitaux, laissant le directeur tout-puissant dans la gestion du personnel et de l’établissement. Mais ce fonctionnement laisse de côté la part humaine de chacun qui ne peut pas toujours être objectivée. Un management trop axé sur des procédures standardisées ne régule pas les luttes d’influence et les abus de pouvoir. Or, quand tout le monde est sous pression, le risque est grand de vouloir s’affirmer aux dépens des autres et d’utiliser des procédés déloyaux comme le harcèlement moral.
Mesures insuffisantes
Reconnaître la réalité des dérives du management moderne ne doit pas dédouaner l’individu de toute responsabilité. Il ne s’agit pas de nier la complexité des organisations et la violence du management moderne, mais il importe de repérer la dimension individuelle de cette souffrance. Le but n’est pas de désigner un » coupable « , mais de questionner l’organisation qui laisse se mettre en place des dérapages. Il s’agit d’un problème d’ordre éthique qui incombe à chacun quant aux conséquences prévisibles de ses actes. Mais, alors que les établissements de santé mènent une réflexion sur les questions d’éthique concernant les malades, ils oublient trop souvent leurs propres responsabilités vis-à-vis de chaque soignant.
L’AP-HP a annoncé début janvier un plan d’action destiné à la prévention et au traitement des situations conflictuelles susceptibles de nuire » à la qualité des soins et à la qualité de vie au travail « . Parmi les mesures prévues, plusieurs concernent la politique managériale, mais qu’en est-il du respect des soignants ? Ce plan est avant tout centré sur la prévention des risques psychosociaux. C’est certes une étape indispensable dans la prévention du harcèlement moral, mais c’est insuffisant, car on ne » règle » pas la part fortuite de l’humain en dictant des comportements. Il faut aussi céder de l’espace à l’individu pour y déployer sa part sensible, car c’est cette même part qui humanise les relations de soin et autorise leur qualité.
Il est temps que la France prenne vraiment en compte la destructivité du harcèlement moral. Si nous avons des spécialistes du travail qui se penchent sur les RPS, nous n’avons aucun programme de recherche spécifique concernant le harcèlement moral. A titre de comparaison, en Norvège, un groupe de recherche spécifique travaille dans ce sens et forme des étudiants sur cette problématique depuis de nombreuses années. Les professionnels de santé qui traitent de l’humain ont droit à une organisation juste qui les prenne en compte en tant qu’êtres humains.
Par Marie-France Hirigoyen, Christiane Kreitlow et Christelle Mazza
© Le Monde