Les souffrances traumatiques de l’exil
Ce texte de Jean-Pierre Martin est aussi publié dans le livret pour les professeurs de français du BAAM (Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants).
« Le Bureau d’accueil et d’aide aux migrants a été créé en novembre 2015 à l’initiative d’un groupe de soutiens solidaires. » Ils sont « présent.e.s sur les campements de rue et lors de situations d’urgences ». Ils sont » juristes, enseignant.e.s, étudiant.e.s, travailleuses et travailleurs sociaux, artistes, journalistes, chômeurs et chômeuses, français ou étrangers, animé.e.s par la même volonté d’accueillir dignement les personnes migrantes. »
Les souffrances traumatiques de l’exil
L’exil est quitter une société d’appartenance vers une autre dont il faut acquérir les codes sociaux et culturels, ce qui suppose un véritable travail psychique d’acculturation. Cet entre-deux est l’enjeu d’un accueil qui repose sur la solidarité humaine, dont le défaut entraine une souffrance psychique issue d’un trauma de plus. Tous les migrants et réfugiés de répressions politiques, de guerres et de situations de misère sont confrontés à cette souffrance de l’exilé. Pour le saisir, l’interview d’un migrant africain parle du départ pour échapper à la mort dans son propre pays et prendre le risque de perdre sa vie pour continuer à vivre. Sa formule saisissante vient ici éclairer ce qu’est la souffrance traumatique de l’exil. Tant que le voyage reste un but vivant, le trauma initial du départ est refoulé, mais l’impasse de l’accueil et de ses suites le fait ressurgir de façon différée comme souffrance traumatique. Sa violence fait réapparaitre tous les traumas accumulés dans le pays d’origine, durant le voyage et le passage des frontières.
Cette souffrance su non-accueil est révélée et amplifiée, aujourd’hui, par les procédures européennes dites de Dublin (aujourd’hui Dublin III) qui imposent de faire la première demande d’asile dans le premier pays d’arrivée en Europe, ce qui se traduit en permanence par des politiques de renvoi. La demande d’asile est par ailleurs déniée quand le migrant ou la migrante viennent d’un pays considéré sûr, dont la liste dépend plus des relations diplomatiques que de la réalité. Tous ceux qui ne correspondent pas ç cette double injonction sont soit déclarés « dubliné(e)s » ou débouté(e)s au nom d’un contrôle strict des « migrations économiques ». Cet ensemble créé un refus d’asile qui est une violence de plus physique, matérielle et psychique, ce qui fait apparaître ce que l’on appelle internationalement le psycho-trauma ou le stress post-traumatique.
Ce psycho-trauma du sujet exilé est donc l’expression du trauma du départ et de sa répétition, dont la sidération émotionnelle et psychique d’un évènement imprévisible, impensable, produit une amnésie, passagère ou durable des contenus de ce qui s’est passé. Il est devenu irreprésentable, indicible, et réapparait de façon répétitive dans les rêves sous forme de cauchemars, les troubles du sommeil, les vécus dépressifs et le sentiment de danger qui se poursuit, c’est-à-dire d’un évènement non symbolisable. L’intégrité du corps est atteinte, le sujet n’est plus en état de se concentrer sur l’organisation de sa vie quotidienne, ce qui aggrave les sentiments de honte et de culpabilité. La souffrance prend alors la forme d’une plainte corporelle, un corps qui parle la souffrance. Ce clivage isole absolument le sujet dans son appartenance symbolique à un groupe et de tout avenir. L’abattement, l’impossibilité d’agir font apparaître une représentation de soi dépressive – être victime -, mais aussi des réactions de colère, voire de passages à l’acte violents qui aggravent la mise à distance des autres. Un parcours jalonné d’actes de désespoir jusqu’au suicide. Cependant, le plus souvent, le sujet migrant s’exprime par une demande d’aide concrète immédiate qui recouvre ce qui l’a mis en crise comme sujet, ce qui le rend invisible, illisible, Dans ce contexte, l’action de l’intervenant solidaire, puis du médecin et du psychiatre est une aide sur les besoins pratiques du quotidien porteuse d’une écoute vers des soins. Cette action vise à reconnaître le « sujet » en errance, sans refuge et soumis à une répression policière incessante, afin de sortir avec lui du réel du déni mortifère du non-accueil.
L’accès aux soins somatiques et psychiques est donc une nécessité immédiate et de temps long, souvent mobilisé par les autres migrants où les intervenants solidaires qui tentent de le soutenir et font alors appel au médecin. Le rôle structurant des intervenants sur un camp est donc ce « prendre le temps d’un accueil alternatif » – solidaire – comme prendre soin du migrant par l’organisation collective de l’espace et de ses besoins pratiques souvent vitaux. Il se constitue en créant des espaces de parole qui rassemble et une présence instituée comme inconditionnelle qui est la qualité même de tout accueil. L’expérience du comité de soutien aux migrants des camps d’Austerlitz a montré la dimension solidaire de la prise de parole et de décisions en assemblée générale AVEC les migrants jusqu’à des manifestations en commun pour une évacuation humaine vers des lieux dignes d’hébergement et de soins. Le rôle du psy en lien avec le bus de médecins du monde a été de marauder avec un(e) interprète en se présentant comme médecin psychiatre qui écoute et fait connaissance avec tel migrant ou groupe de migrants, espace de parole sur les douleurs physiques et psychologiques.
Le soin psycho-traumatique commence là, en prenant soin pour rétablir une possible confiance et l’engagement d’un suivi dans le temps, ce qui suppose un lieu de soin thérapeutique possible institué en dehors du camp. Le traitement relationnel nécessite ce lieu spécifique qui traite de cette perte de confiance dans ses liens d’appartenance au groupe d’origine et l’accueil de l’autre comme sujet. Cette écoute permet de réactualiser les conflits intimes et familiaux dans les vécus de persécution et de menace permanente, de honte et de culpabilité. Sa nécessité de temps long s’oppose donc au refus de protection actuel et d’un accueil inconditionnel comme droit commun de la population. Elle nécessite la prise en compte de l’aléatoire du récit de la demande d’asile, qui ne peut être traitée comme une recherche de « preuve », ce qui est le cas actuel de la plupart des administrations avec son cortège de refus répétitifs, le sujet étant au final « débouté ».
Le traitement de la souffrance de l’exil doit donc s’inscrire dans une protection internationale reconnue, dont la réalisation juridique nécessite une régularisation statutaire légale comme inscription dans des droits fondamentaux (demande d’asile dès l’arrivée, accueil inconditionnel, lutte pour logement digne intégré au tissu social et non internement dans des camps, papiers de transition dès l’arrivée, accès aux soins). C’est l’objet de notre lutte et de notre engagement avec les migrants, quelle que soit la cause de leur exil.
Jean-Pierre Martin