Pierre Delion : Vous avez dit humanisme ? Mais de quoi parlez vous vraiment ?
A l’occasion de la panthéonisation de Maurice Genevoix pour son humanisme, je mesure que le monde dans lequel nous vivons désormais est structuralement constitué sur le clivage. En même temps que le chef de l’Etat nous fait pleurer sur le destin de l’écrivain et de tous les poilus qu’il a su si bien représenter, plusieurs réformes profondes sont engagées qui vont remettre en cause radicalement l’humanisme dont il est question. Certes, il est aisé de montrer un visage humaniste en évoquant les hommes et les femmes du passé qui l’ont le mieux illustré, mais il est plus difficile de conjuguer cette valeur cardinale de nos démocraties au présent et au futur. Si cette cérémonie était la seule à mettre en évidence le paradoxe dénoncé, nous pourrions en accepter la survenue sans nous montrer dubitatifs, voire choqués, par une telle démonstration d’humanité sans cesse contredite par les projets de lois affichés. Mais lorsque, depuis plusieurs quinquennats, l’écart entre les paroles prononcées lors des grandes rencontres républicaines et la réalité brutale des réformes engagées se creuse dangereusement, nous sommes en droit d’être inquiets sur l’état de santé de notre démocratie. Ne sommes-nous pas plutôt désormais dans une « République des faux selfs », dans laquelle la rhétorique des démagogues qui nos gouvernent prend le pas sur la réalisation des conditions de possibilité de cette démocratie, si difficiles soient elles à conquérir ?
Les réformes successives de la santé ont abouti, et ce n’est sans doute pas fini, à un fonctionnement du service public qui est à bout de souffle. Le néolibéralisme, son « new managment » et son lobbying stratégique ont réussi à démanteler progressivement les politiques de santé en ruinant le service public hospitalier et en le vendant « à la découpe » au privé à but lucratif. Si la pandémie qui nous asphyxie aujourd’hui est un révélateur de cette triste réalité, elle nous montre aussi que nos dirigeants ne trouvent pas d’autres moyens pour obtenir un sursaut des soignants que de les tromper une fois encore. Entonner des solos de violons émouvants, appelant à les soutenir par des applaudissements (gratuits mais sympathiques) est certes un geste fraternel, mais quand, quelques milliers de morts plus tard, les rencontres du Ségur de la Santé ont lieu, le désenchantement est brutal : les avancées promises pour les soignants et tous ceux qui ont assuré la continuité de l’existence de nos concitoyens relèvent bien plutôt de l’univers paternaliste de la comtesse de… Ségur que d’une quelconque reconnaissance concrète.
Bien sûr, lorsque nous regardons au-delà de nos frontières, et que nous découvrons l’étendue de la catastrophe incarnée par Trump, véritable Ubu-président du vice, dont Jarry n’aurait pas oser rêver, ou celle de Bojo, manipulé plus ou moins consciemment par ses Cummings et consorts, ou encore celle de Bolsonaro qui poursuit une droitisation extrême de sa politique irresponsable, il nous est toujours possible de croire que les « institutions démocratiques » grâce auxquelles ils ont été élus, vont résister à ces pervers narcissiques patentés, et que des jours meilleurs viendront. Mais l’écart entre la réalité de la vie quotidienne des citoyens qu’ils prétendent représenter pour les défendre et les discours qu’ils prononcent pour y arriver reste saisissant. Il est navrant de voir que la crédulité de ces électeurs rencontre les capacités infinies de leurs manipulateurs.
Et si nous regardons du côté des régimes totalitaires russes, chinois, nord-coréens et de nombreux autres, là où les carottes sont cuites en matière de démocratie, les écarts entre les discours des dirigeants et la réalité de ce que vivent leurs concitoyens est proprement orwellienne. Les entourloupes constitutionnelles orchestrées par ces Big Brothers ne sont que d’autres manières de transgresser un corpus de lois établies pour préserver leurs peuples.
Bref, où que nous regardions ces temps-ci, le monde est organisé sur une duperie généralisée, qui a, entre autres conséquences, celle d’augmenter exponentiellement les écarts entre les discours et les réalisations, entre les riches et les pauvres, entre les complotistes et les attentistes, et donc les ressorts d’une révolte inévitable, dont la chronique est prévisible.
Mais le vaisseau planétaire sur lequel nous sommes tous embarqués montre depuis longtemps déjà ses limites par tous les déséquilibres naturels causés par les dénis répétés des humains en matière d’écologie générale, et dont le rythme s’accélère dangereusement. Tout le monde est concerné et ceux qui ont joui jusqu’alors d’un pouvoir discrétionnaire sur les paramètres d’une consommation irresponsable vont devoir rendre des comptes, non seulement à ceux qui manquent de tout ou presque, mais également aux jeunes qui vivront sur cette planète après que les décideurs actuels auront disparu.
L’enjeu est considérable et pourrait nous décourager par l’ampleur des réformes à entreprendre. Mais il pourrait tout aussi bien nous motiver pour d’autres formes de pouvoir et de décisions collectives, issues des meilleures inventions de nos démocraties.
Il apparaît aujourd’hui clairement que les modes autoritaires de décisions ne sont pas compatibles avec nos attentes et que les hiérarchies statutaires classiques ne sont pas à la hauteur des institutions humaines. Il nous faut revoir entièrement les modes de gouvernance de la cité afin d’y intéresser tous et chacun. Nous le voyons à l’occasion du confinement, les mesures autoritaires ne sont pas efficaces sans la menace d’une police qui contrôle les actes de chacun et aboutit à la diffusion générale d’un sentiment de perte de liberté. Lorsque les décisions sont prises par les uns et les autres ensemble et en connaissance de cause, elles sont d’autant mieux acceptées.
Il s’agit désormais de quitter ce mode de communication des décideurs qui cultive l’inauthenticité des messages, persuadés qu’ils sont que, une fois élus par les institutions d’une démocratie dont les fondateurs n’avaient pas anticipé de tels processus de manipulation des opinions, ils pourront bien sûr tenter de modifier à la marge la marche du monde pour montrer que leurs efforts sont en conformité avec leurs promesses, mais sans oser entreprendre les changements que notre monde réclame pour survivre…à la pandémie, à la déshumanisation et aux désastres écologiques.
Pour cela, pas d’autres moyens que de faire vivre la démocratie avec et par tous les citoyens, soit directement par les élections prévues à tous les niveaux de nos sociétés, soit indirectement par toutes les occasions de rencontres sociétales qui ne sont pas solubles dans l’inauthenticité : la culture, les médias, les partis politiques, les syndicats, les fonctionnements hiérarchiques professionnels et extra-professionnels, associatifs, groupaux, collectifs, bref tout ce qui caractérise les relations humaines. Et on ne peut en aucun cas aborder la complexité des relations humaines sans faire preuve d’humanité.