Les vœux de l’USP : Pour une loi-cadre redonnant sa place à la psychiatrie de secteur
Il n’y a plus aucun doute sur le fait que le ministère veut se débarrasser de la psychiatrie de secteur.
Concept essentiel de Lucien Bonnafé d’implantation préalable des soins en psychiatrie sur un territoire citoyen, il remet en cause les asiles psychiatriques et les législations d’enfermement. Son principe essentiel est un accueil et une continuité des soins dans la vie commune, l’hôpital n’étant qu’un temps du soin. Déjà débattu au congrès de Sèvres en 1958, puis objet d’une circulaire en 1960 qui vise à un aménagement du territoire, il est véritablement mis en place avec les arrêtés de 1972 et son financement spécifique en 1985.
Sa pratique de continuité d’équipes entre soins hospitaliers et soins ambulatoires, entre ville (quartier, école, centres sociaux, milieu associatif) et structures de soins psychiatriques, permet de traiter la question de la continuité d’exister sur laquelle bute le sujet psychotique particulièrement.
La psychiatrie de secteur consiste en ce maillage de relations qui permet la liberté de circulation et la proximité du soin dans son milieu de vie.
Même si elle n’a pas abouti dans de nombreux services dans les 40 dernières années, elle constituait jusqu’à présent le socle de la psychiatrie publique. Récemment, elle a été jugée « obsolète » par la députée Martine Wonner dans son rapport sur « santé mentale et psychiatrie » en septembre 2019, sous couvert d’inégalités territoriales (bien réelles) et du libre choix du psychiatre par le patient, au profit d’une entrée en jeu du secteur privé. Ce dernier, depuis des années, grignote petit à petit des parts de marché dans les soins en psychiatrie, d’abord en hospitalisation à temps complet en cliniques privées, puis en hôpital de jour, et bientôt aux urgences. Le marché est immense.
Il ne faudrait pas croire pour autant qu’une nouvelle pratique de secteur pourrait s’y installer (même si certains praticiens s’y emploient), car la logique marchande, soumise aux contraintes tarifaires imposées par l’État, impose des prises en charges de plus en plus courtes et permet l’exclusion arbitraire des patients les plus démunis, en particulier les sujets psychotiques, au mépris de leur devenir.
Depuis les années 80, l’arrivée du concept de santé mentale en psychiatrie a considérablement élargi les missions données aux professionnels de la psychiatrie, brouillant déjà les pistes de la psychiatrie de secteur. L’état de bien-être physique, mental et social tel que défini par l’OMS, correspond à un véritable choix politique de mettre de côté les origines sociales du mal-être individuel, mettant tout sur le compte de conflits intrapsychiques qui empêcheraient l’individu d’accéder à son autonomie, c’est-à-dire à être un parfait entrepreneur de lui-même. La promotion de la santé mentale a fait venir dans les consultations les personnes souffrant d’addictions en tout genre, d’anxiété, de choc post-traumatique, d’exclusion sociale etc. Des unités spécialisées ont vu le jour- CUMP, EMPP, CSAPA – en dehors de toute politique de secteur.
Actuellement, nous pouvons le dire : la psychiatrie de secteur public est démantelée.
Evidement la loi HPST a préparé le terrain. Fin des services, arrivée des pôles. Les GHT ont continué le travail. La ferveur de nombre de psychiatres à collaborer avec des directions dont l’unique préoccupation est l’efficience, va venir à bout du concept de secteur.
Nombre d’hôpitaux psychiatriques se « réorganisent », fermant certaines unités, en regroupant d’autres, parfois sans complexe sur le dos de la Covid.
Que signifient les réorganisations ? La création d’unités en filières selon le type de pathologie (dépressions et troubles anxieux, premier épisode psychotique), selon l’âge du patient (unité pour personnes âgées), selon le temps de la prise en charge (urgence, temps de la crise, longue vie), selon l’axe théorico-clinique choisi (unité de réhabilitation psychosociale), selon les manifestations comportementales (USIP, UMD)…
En complément des réorganisations intra hospitalières, viennent se greffer des unités mobiles intersectorielles qui, en plus d’être surspécialisées comme celles précédemment décrites, balaient des zones géographiques immenses, dans des temps définis, faisant fi de la référence aux équipes de secteur et les disqualifiant au passage. Cette référence à une équipe et plus particulièrement à des personnes, support de la relation transférentielle au patient, est pourtant à la base du soin en psychiatrie.
Le FIOP, fond d’innovation et d’organisation en psychiatrie, instance de la DGOS, a récemment validé pour 20 millions d’euros quantité de projets d’équipes mobiles et unités par filière. C’est la nouvelle orientation de la politique de psychiatrie en France.
L’existant est déjà fourni et les exemples légion. Il n’y a qu’à citer l’hôpital Georges Daumezon à Fleury les Aubrais, lieu historique de l’ouverture vers la cité, qui depuis quelques années, ne cesse de se réorganiser au profit d’un pôle unique, de prises en charges discontinues entre hospitalisations par filière et soins ambulatoires sectorisés géographiquement en CMP. L’hôpital du Vinatier à Lyon, comme bien d’autres, qui propose un saucissonnage des prises en charge entre les urgences, les services de courte durée, les unités de longue vie, les unités pour personnes âgées etc. L’hôpital de Tours qui fait sa mue également, fermant de nombreuses unités et créant des unités par symptômes, multipliant les unités de force, supprimant les lieux de lien social (cafétéria).
L’EPS de Ville-Evrard (93) illustre à lui tout seul la fin de cette préoccupation du secteur pour les directions et psychiatres des établissements, qui subissent plus qu’ils ne décident. Même si le problème était déjà présent avant, cet hôpital ne parvient pas depuis le début de la crise sanitaire à faire face à l’afflux de demandes d’hospitalisation. Les patients sont admis là où il y a de la place, parfois dans d’autres hôpitaux franciliens, parfois dans d’autres unités que leur unité de référence sectorielle, rarement dans celle-ci. Les praticiens ont maintenant décidé que ces patients resteraient sur l’unité où ils sont accueillis pendant tout leur séjour, sans chercher à leur permettre de retrouver leur service ni leur équipe de référence, occasionnant une rupture de continuité avec le passage en ambulatoire qui elle se fera dans le CMP habituel.
Parallèlement à cette modification en profondeur du paradigme des soins en psychiatrie s’est développée, depuis plusieurs années, une préoccupation légitime sur la place de plus en plus importante que sont les prises en charge en isolement et en contention dans toutes les unités intra hospitalières. Les explications à cette expansion des soins sous contrainte sont nombreuses.
Un exemple vient nous montrer que ces réorganisations en série, cette segmentation des prises en charge, ces discontinuités de lien, cette évolution qui voit désigner le patient hospitalisé non plus comme un sujet en soins mais comme un « premier accès psychotique », « un schizophrène résistant » ou encore un « malade difficile », chosifiant le patient, participent pour une grande part à la montée de l’agressivité et ensuite des comportements violents, amenant à l’isolement et la contention. Celui du Centre psychothérapique de l’Ain. Cet hôpital avait été épinglé par la CGLPL en février 2016 par ses recommandations en urgence en raison d’une « violation grave des droits fondamentaux des personnes privées de liberté ». Dans cet hôpital, des patients étaient en isolement et parfois sous contention pendant des durées parfois très longues, jusque plusieurs mois, sans visite médicale quotidienne, et étaient soumis à des règles quasi carcérales de limitation de leurs libertés.
Or, au Centre Psychothérapique de l’Ain, le changement d’organisation des soins avait été marqué depuis 2010 par le choix de redécouper les secteurs de psychiatrie générale et de mettre en place, pour les adultes, des dispositifs transversaux non sectorisés. La moitié des lits avait été redistribuée selon des étiquetages inclusifs, négatifs et stigmatisants : « longue évolution », « gravement déficitaires », « personnes âgées » (c’est-à-dire vieux et fou à la fois), et « malades agités et perturbateurs ».
Il y a donc eu, comme dans de nombreux hôpitaux psychiatriques, une restructuration managériale et budgétaire, appuyée sur une science du cerveau psychiatrique, qui a abouti à diminuer le nombre de secteurs, c’est-à-dire les lieux de la psychiatrie généraliste. Très vite, l’identité de chacun est réduite à ce seul attribut problématique, et celle des soignants avec. Et cela aboutit à des pratiques de restriction de liberté maximales.
Nous sommes inquiets pour la suite.
Comment la fin de la politique de secteur peut-elle être un signe de progrès ? Quelles seront les conséquences sur les prises en charge des patients ? Le risque est grand avec cette individualisation du soin au détriment de la possibilité d’un soin commun, dans lequel le collectif peut prendre place. Elle laisse de côté bon nombre de patients qui n’arrivaient à trouver leur place que dans des lieux d’accueil sans condition et se reliaient aux autres, donc se soignaient, grâce à l’appui d’équipes pluri-professionnelles ancrées dans leur territoire, créant un maillage relationnel et un étayage.
La prochaine loi de financement de la psychiatrie, par compartiments, vient confirmer nos craintes en validant et en renforçant tous les choix faits par les établissements : dotation à l’activité, dotation pour les activités spécifiques, dotations pour projets innovants…
Nous demandons l’arrêt total de cette entreprise de destruction de la psychiatrie publique et l’instauration d’un groupe de travail au ministère réunissant les professionnels, les usagers et les associations de familles, les syndicats et les juristes afin que soit pensée une loi cadre pour la psychiatrie de demain.
Pour L’USP
Féthi Bretel, Claire Gekière, Delphine Glachant et Jean-Pierre-Martin